Tout planifier, c’est un bon plan ?

Dr Lawrence Cuvelier.
Un billet d’humeur du Dr Lawrence Cuvelier, président du GBO/Cartel, publié le 02/10/2024.
Les billets repris dans la rubrique « Grains à moudre » témoignent des opinions personnelles de leur auteur (et n’engagent que lui), sans nécessairement refléter la position du GBO/Cartel.

Le bon joueur d’échecs, ce n’est pas celui qui a prévu toutes les combinaisons possibles (ça, ça s’appelle un ordinateur) mais celui qui est capable de s’adapter aux circonstances du jeu et à son adversaire.

« Pour augmenter la performance de notre système de santé, il faut dompter les médecins et leur imposer des contraintes strictes.  Surtout pour ceux qui s’autorisent des mauvaises pratiques et s’adonnent à des dérives inacceptables, mais enfin, on ne peut pas faire des règles pour quelques-uns et pas pour les autres, ce sera pour tout le monde pareil ! J’entends déjà récriminer : la médecine touche à l’intime, et que faites-vous de la confidentialité, et chaque consultation est un cas à part, une relation, et la casuistique, et la démocratie est menacée quand les soignants n’ont plus de marges de manœuvres, et patati et patata. »

Je me réveille en sursaut, ce discours n’était qu’un cauchemar. Bien sûr il faut que notre système de santé soit efficient, performant et conduit par une politique efficace.

« La volonté de dévaloriser la profession médicale et d’en dénier les spécificités n’est pas un phénomène belge ou européen. Sur toute la planète rode ce rêve digne de George Orwell de ne plus reconnaître la spécificité des métiers de santé. »

Pierre et le rat de labo

Et pourtant ! Quelques exemples me trottent dans la tête. L’encodage des consultations avec motifs et éventuels diagnostics permet le partage de l’information entre professionnels de santé et avec le patient. C’est une avancée incontestable et notre pays peut se targuer d’être en avance sur ses voisins. Mais, ô délire funeste, au bout de cette logique rode chez certains l’envie de faire des professionnels de santé des mécaniciens presse-boutons parfaitement maîtrisables. Si cette fantasmagorie devait prendre réalité, ce serait la fin de la relation thérapeutique chez le généraliste dont le travail relève d’une logique probabiliste. Logique qui implique de tenir en compte, à juste proportion, que tout symptôme présenté en consultation puisse être le début d’une maladie grave ou rare. La relation thérapeutique et la surveillance du décours des symptômes sont des garanties d’une bonne prise en charge et vouloir intervenir de manière brutale dans ce processus risque de provoquer des dommages irréversibles. En effet, contrairement à une idée reçue, la pratique basée sur des preuves nécessite un dialogue entre les évidences scientifiques et les données du terrain, l’EBM n’a de sens que si ses recommandations s’interprètent dans le contexte réel. Je n’imagine pas appliquer aveuglément les résultats d’expériences faites sur des rats ou dans un contexte de recherche universitaires à Pierre ou Paule qui me font confiance, assis devant moi. D’autant qu’il n’est pas exceptionnel que les études réalisées sur le terrain contredisent celles faites en laboratoires. Pourtant certains rêvent d’une planification informatique qui balaierait tout notre professionnalisme.

La carte n’est pas le territoire

Je ne suis pas en train de prôner la liberté sans limite pour les généralistes. Je tiens seulement à rappeler que dans des professions qui rencontrent l’intime et le personnel, il faut laisser, entre des règles qui doivent exister, une place à la liberté. La relation humaine, le dialogue et la possibilité de choix ne sont pas des options de luxe.

Les attaques contre les certificats médicaux, la volonté de contraindre insidieusement les médecins à s’installer dans des zones en pénuries, ou celle de réserver certains actes à des auxiliaires sont de mauvaises réponses à de vrais problèmes. N’est-il pas risible de codifier la durée d’un certificat d’incapacité de travail comme la date de péremption d’une boîte de conserve ? À minuit pile, votre bocal de cornichons deviendra toxique, et à la même heure, le patient complètement inapte deviendra 100 % performant. Est-ce que nos autorités imaginent que nous pratiquons notre métier à la façon des maquignons, comme celui qui vend un cheval sur les marchés enjolive les performances du canasson et qui, devenu acheteur, trouve des montagnes de défauts à la rosse qu’on lui propose ?

La volonté de dévaloriser la profession médicale et d’en dénier les spécificités n’est pas un phénomène belge ou européen. Sur toute la planète rode ce rêve digne de George Orwell de ne plus reconnaître la spécificité des métiers de santé. Notre liberté dérange, comme dérange celle des avocats dans les systèmes non démocratiques. La volonté de planifier est un désir certes prométhéen mais qui peut d’avérer toxique. On peut cartographier la médecine au fond des cabinets, mais il ne faut pas oublier que la carte n’est pas le territoire.