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Un billet d’humeur du Dr Lawrence Cuvelier, président du GBO/Cartel, publié le 19/12/2024.
Les billets repris dans la rubrique « Grains à moudre » témoignent des opinions personnelles de leur auteur (et n’engagent que lui), sans nécessairement refléter la position du GBO/Cartel.
L’intuition est-elle une faculté utile en médecine générale ? Non bien sûr, le médecin du XXIe siècle est un scientifique pur et dur, pas de temps pour la poésie, pas de place pour les devinettes ! Mais il arrive qu’un facteur incongru vienne déranger cette perspective radieuse d’un monde rationnel obéissant docilement aux connaissances scientifiques.
Dans un questionnaire standardisé utilisé lors d’une visite annuelle aux USA, on posait la question : « do you feel safe at home ? » (1) (vous sentez-vous en sécurité à votre domicile ?). La première année où cette question lui fut posée, une jeune mariée répondit de manière joyeuse. Lorsqu’on la lui reposa l’année d’après, la réponse fut un peu moins positive. L’année suivante, elle prit un ton furieux pour dire qu’elle ne comprenait pas pourquoi on répétait cette question chaque année, mais déclara que tout allait bien. Pourtant, lors de ses visites annuelles ultérieures, elle présentait parfois un bleu sur la hanche ou dissimulait une partie du visage sous un foulard. Le praticien s’inquiétait pour cette patiente qui, pourtant, continuait à assurer que tout allait bien. Un jour, il apprit sa mort. Son mari avait sauté du haut d’un immeuble en l’entraînant avec lui. Le médecin fut effondré car son intuition était correcte mais il n’avait pas trouvé comment contourner la résistance et le déni de la patiente.
C’est l’intuition thérapeutique qui fait la beauté et la fragilité de notre métier, et elle s’apprend par l’expérience, quitte à passer par des diagnostics farfelus pour arriver aux évidences.
Tous les généralistes connaissent cette impression de malaise vague, alourdie d’un sentiment d’impuissance, quand nous sentons qu’il y a quelque chose de plus que ce que révèle un interrogatoire formel. Bien entendu, quand le patient est compliant, ce trouble peut être l’étincelle qui déclenche un diagnostic brillant, chacun d’entre nous a de belles anecdotes à mettre à son tableau de chasse. Mais face au déni, que ce soit pour une maladie physique ou psychique, il faut beaucoup de savoir-faire et de savoir-être pour arriver à un résultat concluant et dans bon nombre de cas nous restons en situation d’échec. Les maltraitances et les abus sont parmi les pièges les plus redoutables.
Face à ce genre de situations, nous devons absolument prendre du recul par rapport à l’illusion de toute-puissance que peut distiller le dossier informatisé – illusion partagée tant par le médecin que par le patient – problématique qui connaît actuellement une complication redoutable : la non-confidentialité des notes personnelles.
Un décret qui sonne comme une fausse note …
Les dispositions légales récemment entrées en vigueur ne considèrent plus aucune note personnelle du médecin comme confidentielle à l’égard du patient. La loi de 2002 sur les droits du patient reconnaissait une exception : les notes considérées comme pouvant faire un tort au patient pouvaient être exclues du partage des données. Il s’agissait d’éviter qu’une hypothèse diagnostique n’alarme le patient de façon inutile ou que des diagnostics mal formulés n’entraînent des conséquences dommageables pour lui. On connait des cas de suicide pour des cancers imaginaires ! En outre, souvent figurent dans les notes des considérations sur des tiers. Ces précautions sont balayées par les modifications de la loi. Le Cartel, dont fait partie le GBO, a pris l’initiative de soutenir le recours que les psychologues ont porté devant la Cour Constitutionnelle pour faire modifier cette loi, mais ce sera difficile.
De manière plus globale, décréter que les notes personnelles du médecin ne sont pas confidentielles équivaut à décréter que le médecin ne peut pas avoir une intimité et une subjectivité privée. Il ne peut pas formuler une hypothèse, un doute, une émotion personnelle et surtout pas une idée farfelue (et pourtant nous savons qu’il faut parfois l’oser pour sortir d’une impasse). La prudence commande que seul soit écrit un dossier forgé sur des certitudes. Le principe d’incertitude serait-il réservé aux physiciens quantiques ?
Pour marier le digital et l’intuition
Quant à l’illusion de maîtrise que confère le dossier informatisé, il n’échappe à personne que réduire une consultation de 15 à 30 minutes à quelques mots qui sont ensuite hachés menus pour rentrer dans le résumé informatique standardisé sous forme d’une lettre et de quelques chiffres dénature totalement le lien thérapeutique. Une étude présentée à la WONCA Europe en septembre 2024 compare le taux de morbi-mortalité chez les patients ayant un lien thérapeutique stable avec un généraliste et chez ceux qui n’en n’ont pas. Les résultats sont clairement en faveur de la relation thérapeutique stable, conclusion qui corrobore celles d’autres études similaires. Dommage de perdre cette richesse parce qu’elle ne rentre pas dans les cases et que notre liberté de notes s’est envolée.
C’est l’intuition thérapeutique qui fait la beauté et la fragilité de notre métier, et elle s’apprend par l’expérience, quitte à passer par des diagnostics farfelus pour arriver aux évidences. Il est important que ces notions si subtiles soient valablement transmises. C’est pourquoi nous nous battons aux côtés des universités pour la promotion des bons lieux de stages où, à côté des autoroutes de la science pure et dure, soient aussi explorés les chemins de traverse qui sont parfois les seuls à mener à bon port.
(1) “Do you feel safe at home” de LK Rotter NEJM 5/9/2014 N°391 p. 78