
TOUS LES PATIENTS SONT BEAUX, TOUS LES PATIENTS SONT GENTILS
Un billet d’humeur du Dr Lawrence Cuvelier, vice-prĂ©sident du GBO, publiĂ© le 07/10/2022
Le patient en chair et en os qui pousse la porte de notre cabinet correspond rarement au patient “standard” imaginé dans les systèmes de planification de la médecine.
Ce lundi, je peinais à remplir un formulaire en ligne Handicare pour un patient d’origine brésilienne. Je ne parvenais pas à inclure les rapports spécialisés dans le formulaire électronique. Las, j’ai demandé à ma jeune collègue de m’aider et, après quelques hésitations, nous avons trouvé le bon chemin pour inclure les dossiers. Pendant que nous nous agitions ainsi, le patient murmurait en portugais. Ma consœur étant portugaise, elle a compris ses propos et s’est permis de lui dire qu’il ne fallait pas nous traiter d’imbécile. Le patient lui a alors rétorqué qu’il se parlait à lui-même !
Je connais ce patient depuis plus de 11 ans. Il s’est fait exclure d’une autre maison médicale, a intenté des procès à pratiquement tous les spécialistes hospitaliers qu’il a consultés et ceux qu’il continue à voir supportent avec difficulté son attitude arrogante.
Pourquoi accepter de soigner de tels patients ? Souvent, je me pose la question. Mais je sais que, si je les exclus, ils reprendront leur chemin d’exclusion en exclusion.
Pour ce patient, je ne suis qu’un pion inopportun dans son trajet de soin. Il fait partie de ces personnes que l’on préférerait ne pas avoir à soigner. Il en est d’autres du même acabit qui cultivent l’art de déshumaniser une consultation médicale et se font régulièrement exclure des pratiques médicales hospitalières ou de première ligne. J’ai vécu de nombreuses expériences de patients “difficiles”. Un de ceux-ci, ancien policier alcoolique, était un homme malheureux qui en voulait à la terre entière et avait déjà changé de médecin plus d’une vingtaine de fois. Il m’a ainsi prié de ne plus soigner sa femme, que je suivais depuis 20 ans pour son insuffisance cardiaque, car j’étais arrivé en retard dans la maison de repos où elle résidait. Celle-ci décéda trois semaines plus tard et il ne trouva rien de mieux à faire que de porter plainte contre moi pour des motifs farfelus.
Pourquoi accepter de soigner de tels patients ? Souvent, je me pose la question. Mais je sais que, si je les exclus, ils reprendront leur chemin d’exclusion en exclusion. C’est d’ailleurs le même raisonnement que suivent les endocrinologues de Saint-Pierre pour ce même patient, car son diabète est difficile à équilibrer et, au vu des difficultés de dialogue, les résultats ne sont pas trop mauvais.
Pendant que les uns concoctent de superbes plans dans le confort de leur bureau interdit au public (principe de plaisir), les autres sont priés de les appliquer, et ça casse (principe de réalité)
Est-ce que les experts en chambre réalisent que des médecins font passer leur ego après l’intérêt du patient, et le bon soin avant leur narcissisme ? Mais nous avons tous nos limites et jamais je ne condamnerai un confrère qui ne se sent pas de taille à gérer un tel type de clientèle. Ceci montre l’ineptie des beaux concepts de planification qui veulent imposer un médecin à un patient selon des critères arbitraires. Si un soignant se sent en souffrance face à un patient, il peut devenir agressif ou inapproprié mais, surtout, il ne pourra pas lui délivrer le meilleur soin étant donné l’absence de dialogue et d’échange entre eux.
Cet exemple illustre aussi la difficultĂ© de traiter la violence dirigĂ©e contre le soignant. Souvent, nous nous refusons Ă faire intervenir un tiers face aux agressions car deux valeurs entrent en conflit : comment dĂ©fendre notre droit Ă ĂŞtre respectĂ© sans risquer de trahir le secret mĂ©dical. Devant des patients souffrant de troubles mentaux (ici une paranoĂŻa), la rĂ©gulation par un tiers serait parfaitement lĂ©gitime mais aurait probablement des consĂ©quences dĂ©lĂ©tères sur la continuitĂ© des soins. Il nous reste Ă prendre sur nous…
Le patient standard n’existe pas
Est-ce pour autant que les autoritĂ©s et les associations de mĂ©decins doivent rester muettes alors qu’il s’agit lĂ d’évĂ©nements qui peuvent provoquer un dĂ©goĂ»t parfois brutal de la profession? Si la vague de burn-out et d’abandon du mĂ©tier que nous connaissons actuellement chez les infirmières et les mĂ©decins trouve principalement son origine dans les mauvaises conditions de travail, ce sont souvent des Ă©pisodes critiques de ce genre qui sont la goutte qui fait dĂ©border le vase, font perdre les valeurs altruistes Ă la base de leur vocation et prĂ©cipitent leur effondrement.
Il est difficile d’exprimer clairement ce genre de difficultés dans des négociations qui se limitent aux questions de chiffres et aux listes d’items de “bonne pratique”. On peut certainement imaginer des pratiques standardisées mais les patients standards n’existent pas. Les plus défavorisés sont d’ailleurs ceux qui rentrent le moins bien dans les cases et courent le plus de risques de santé. Il n’y a pas de correctifs budgétaires pour ce type de patient.
Même si certains fonctionnaires sont au départ des soignants, les soignants sur le terrain, eux, ne seront jamais des fonctionnaires. Quant aux patients, ils ne consultent jamais pour rentrer dans des cases à cocher…
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Dr Lawrence Cuvelier