
Télémédecine : hasardeuse sans modèle(s) à la capitation ?
Un billet d’humeur du Dr Lawrence Cuvelier, vice-président du GBO
publié le 15/10/2021
COVID oblige, nous avons tous dû bon gré mal gré pratiquer la médecine par téléconsultation. Pour pas mal d’entre nous, cette façon de procéder a été l’officialisation de ce que nous faisions depuis belle lurette, si ce n’est que, cette fois, nous avons été honorés pour nos prestations. Il serait souhaitable, pour anticiper des dérives imputables à la logique du paiement à l’acte, de définir des modalités de financement plus granulaires pour les diverses formes que peut revêtir la télémédecine.
En dépit du feu vert donné à la médecine sans contact physique, la somme cumulée des consultations en présentiel et en distanciel a reculé de 11%. Cela veut dire que l’on n’a pas assisté durant le confinement à des fraudes et des abus.
La question se pose à présent de savoir ce que l’on va faire à l’issue de la pandémie. Revenir à la situation antérieure semble difficilement concevable. Les MG belges ne sont pas les seuls à avoir expérimenté cette nouvelle manière d’exercer leur métier. En réalité, un peu partout dans le monde, on a vu fleurir ou s’intensifier ce type de médecine à distance. Quelles sont les interrogations que cette évolution entraîne ?
- La consultation à distance est-elle équivalente à une rencontre au cabinet ? La réponse est bien évidemment « non ». Outre le fait qu’un examen clinique est impossible, l’anamnèse est compliquée par l’absence des informations que livre le langage corporel, ces mille et un signaux qu’un médecin perçoit inconsciemment.
- Est-il toujours indispensable de se voir ? Dans la mesure où le médecin connait le patient et qu’il s’agit d’un suivi, il peut parfaitement se passer de certaines entrevues du moment que celles-ci s’inscrivent dans la continuité des soins.
- Quels sont les problèmes liés à la responsabilité ? Et notamment : comment peut-on s’assurer que le patient ne s’expose pas à un risque sérieux en ignorant le conseil de venir voir le médecin « en live » ?
- Comment établir un paiement qui soit équitable ? C’est-à-dire qui ne génère pas des abus par surconsommation ou, au contraire, n’engendre pas de la frustration de par l’application d’une réglementation restrictive ne faisant pas entrer la téléconsultation dans les clous d’une nomenclature trop stricte.
Machine arrière ? « Inconcevable ! »
Il est intéressant, à ce point de vue, de lire l’article de Julia Adler-Milstein et Ateev Mehrotra paru au mois de septembre 2021 dans le New England Journal of Medicine (*). Les auteurs soulignent l’impossibilité d’encore accomplir à ce stade un virage à 180 degrés et constatent la difficulté de faire la différence entre les différentes interactions à distance. Ni la durée de l’intervention ni le canal de communication retenu ne sont des critères suffisants pour juger du côté déterminant et de la qualité de la prise en charge. Une intervention de deux minutes peut être suivie d’interactions fort complexes, et une conversation d’un quart d’heure se résumer à un chassé-croisé de banalités. Aux yeux des auteurs, la complexité de bâtir un système équitable et décourageant la fraude est telle que ce but tient du challenge impossible à atteindre dans un système à l’acte.
Une plus value dans le chronique
Il n’empêche qu’un développement intelligent de la télémédecine aurait sans doute un impact très positif sur la qualité des soins et le confort des médecins. Une télémédecine bien comprise et maîtrisée devrait permettre de prendre en charge de façon judicieuse des pathologies chroniques comme l’hypertension, le diabète, l’insuffisance cardiaque – avec ou sans l’assistance d’outils tels les appareils de télémonitoring. La simple mesure du poids par un patient insuffisant cardiaque avec une supervision du généraliste et du cardiologue permet d’augmenter l’espérance de vie de façon substantielle (environ 50%) par rapport à l’intervention d’un MG ou d’un cardiologue isolé.
La télémédecine pourrait, dans le suivi des maladies longue durée, augmenter la qualité des soins en réduisant les coûts. Il faut évidemment, quand on envisage de déplacer les lieux des soins, veiller à ce que les acteurs n’adoptent pas une attitude défensive et corporatiste, mais qu’ils agissent au contraire en moteurs de changement et que les résultats obtenus de manière expérimentale se révèlent une puissante source de motivation.
À tester avec les mutuelles
Les formes que peuvent revêtir les échanges en télémédecine seront probablement très variées. L’éventail doit s’étendre du simple coup de téléphone au face-à-face par vidéo-conférence, en passant par la consultation asynchrone via un échange de message sécurisé. Il s’agit en outre de rendre ces techniques accessibles aux populations les plus défavorisées, principales victimes de la fracture numérique.
Les auteurs s’expriment en faveur de différents types d’expérimentations à mener avec les organismes assureurs, basés de manière partielle ou totale sur le principe du paiement à la capitation. On supprime dès lors les questionnements autour de la légitimité de telle ou telle intervention. Le médecin peut plus facilement maitriser son temps, en ne se sentant pas obligé à répondre à n’importe quelle sollicitation. Les conclusions des auteurs sont assez assertives : « à moins que nous n’adoptions rapidement des modèles par capitation, le système de soins de santé continuera à offrir des soins suboptimaux et non centrés sur le patient, et ne parviendra pas à exploiter le potentiel de la technologie qui existe autour de nous ».
Le DMG comme sésame
Le GBO se trouve confronté à des négociations lors desquelles ce type de perspective n’est même pas évoqué, et il doit parer au plus pressé, entre autres au fait qu’une commercialisation de la médecine en ligne se fasse jour sans plus aucun respect pour la médecine de première ligne. Nous avons revendiqué, à cet égard, que le DMG soit l’un des socles de l’accès à des échanges médicaux réguliers à distance et rémunérés. Etant donné que nous sommes pressés par des échéances urgentes – budget, prochaine convention… -, il n’est pas certain que nous puissions envisager avant décembre des modalités de financement plus granulaires de la télémédecine.
Dr Lawrence Cuvelier
(*) “Paying for Digital Health Care – Problems with the Fee-for-Service System”, N Engl J Med 2021; 385:871-873