S’ADAPTER ?

Dr Lawrence Cuvelier.
Un billet d’humeur du Dr Lawrence Cuvelier,
vice-président du GBO/Cartel, publié le 27/10/2023.

Il y a encore des gens qui croient qu’une fois son diplôme en poche, le médecin est en roue libre jusqu’à sa pension. Qui leur dira qu’en fait, il est perpétuellement en train de s’adapter …

Il y a environ 8 ans, lors de la crise migratoire du parc Maximilien, mon épouse et moi avions accueilli des Erythréens pour un week-end. Ayant toujours eu à cœur de préparer de bons repas respectant les interdits alimentaires, nous fûmes surpris de voir que nos convives ne mangeaient pas. Mon épouse eut l’intuition de prendre la nourriture avec ses mains en prétendant que cela se faisait chez nous. Un grand sourire éclaira le visage de nos invités qui se mirent à dévorer le repas à belles dents. Dans leur contrée, l’usage des couverts est inconnu, on saisit les mets avec une galette nommée injera.

Cultiver la culture

Chaque culture déploie ses conceptions propres qui indiquent comment bien se comporter, de quelle manière il faut communiquer et établir des relations sociales, comment manger correctement et comprendre les relations d’intimité. Il est dans la nature humaine de se sentir rassuré en respectant les règles de son groupe culturel mais, pour ceux qui ne sont pas de ce groupe, c’est un défi de comprendre et d’accepter les différences. L’autre, l’étranger, avec sa façon de se conduire, provoque souvent une réaction d’incompréhension et de rejet. Le fait de voyager, de lire et de s’instruire peut faire tomber pas mal de préjugés et amener à plus de bienveillance. Ce travail de compréhension nous amène souvent à reconsidérer les valeurs qui président à nos propres comportements et à opérer de nouvelles distinctions entre l’essentiel et l’accessoire.

Quand il s’agit de défendre un système de santé, nous devons veiller à ce que celui-ci soit équitable (à chacun selon ses besoins), ce qui est différent de la notion d’égalité (à chacun la même chose). C’est pourquoi il faut s’adapter aux conditions de vie et aux cultures.

En tant que médecin à Bruxelles, j’ai beaucoup voyagé sans quitter mon cabinet de consultation, de Oulan-Bator à Quito, de Tanger à Lhassa, de Bialystok à Porto et plus récemment de la Syrie à l’Ukraine. Face à la diversité des patients, il est tentant de se réfugier dans un pseudo-universalisme et de croire que parce que nous sommes tous humains et égaux, il n’y a pas de différences entre nous. Une autre option est de s’en remettre à des clichés, l’Allemand strict et l’Italien volubile. Quelle déconvenue de tomber sur un Allemand peu ponctuel ou un Italien taiseux ! Le pseudo-universalisme et les clichés nous empêchent de comprendre les modes de fonctionnement et d’expression des patients. Pour bien soigner, nous devons dépasser ces attitudes simplistes et nous adapter à nos interlocuteurs, à leur culture qui dépend non seulement de leur origine mais aussi de leur classe sociale, et même accepter que chaque culture, loin d’être figée, évolue dans le temps.

Mais ce travail d’adaptation à l’autre a ses limites et nous ne pouvons admettre ni les traditions contraires à la dignité humaine, en particulier en ce qui touche les femmes, les enfants ou les plus faibles, ni les obscurantismes qui se dissimulent parfois sous un prétexte culturel. Ce n’est pas toujours simple et notre indispensable neutralité médicale peut être mise à mal par certains comportements. Je me rappelle m’être emporté contre un enfant dont l’agitation empêchait toute anamnèse sereine sans que la mère ne lève le petit doigt. Avec d’autres patients, c’est la distance sociale plus que culturelle qui est en cause, mais l’effort pour les approcher reste tout aussi considérable. Lors d’un dîner d’anniversaire, j’ai entendu des anecdotes sur des miliciens paumés et illettrés, candidats précoces à la triade infernale du diabète, de l’obésité et de l’hypertension. Ce sont eux qui échappent fréquemment aux mesures de prévention et aux messages d’éducation sanitaire, ce sont eux qui seront les plus difficiles à soigner. Notre seule arme sera une relation proche, trop souvent paternaliste et fort éloignée du concept de patient partenaire, pourtant idéal dans les cas de maladie chronique.

Adapter le réel à nos préjugés ou nous adapter au réel ?

Quand il s’agit de défendre un système de santé, nous devons veiller à ce que celui-ci soit équitable (à chacun selon ses besoins), ce qui est différent de la notion d’égalité (à chacun la même chose). C’est pourquoi il faut s’adapter aux conditions de vie et aux cultures.

Si la culture, la distance sociale, sont des déterminants essentiels d’une bonne prise en charge, ce ne sont pas les seuls. Par exemple, il y a les facteurs géographiques. Dans le débat sur les gardes de nuit, on assiste à des discriminations basées sur la densité de population (et donc sur la rentabilité). Dans une grande ville, il est possible d’organiser un système de garde rentable car le nombre d’appels important finance le système. Dans cette configuration, faire un tri des appels n’est pas intéressant. Par contre, dans une contrée vaste et peu habitée, le nombre d’appel est insuffisant pour rentabiliser le système et épargner les médecins : là, un tri des appels est indispensable. Autre exemple, les politiques de prévention n’ont de sens que si elles sont adaptées aux situations locales, à la culture d’un lieu et des classes sociales sinon on reproduit des erreurs et des discriminations.

Ainsi, s’adapter sans relâche est notre travail à tous. Y compris au niveau de notre syndicat. S’adapter en fonction d’une plus grande efficacité, c’est souvent pouvoir prendre des positions nuancées, c’est l’ADN de notre syndicat. Mais il est parfois trop subtil pour certains, tenants de positions radicales et simplistes.