QUAND LES CHIFFRES ET LES FAITS SONT EN DÉSACCORD …
.
Un billet d’humeur du Dr Lawrence Cuvelier,
vice-président du GBO/Cartel, publié le 20/10/2023.
Ah, le bon temps de la pléthore de médecins !
Qu’y a-t-il de commun entre le point de vue d’un citoyen de Foufny-les-Berdouilles et celui d’un autre citoyen résidant dans un somptueux quartier d’une de nos prestigieuses capitales européennes ? Deux choses. La première est que les points de vue de l’un et de l’autre méritent d’être pris en considération sur un pied d’égalité. La seconde est que, si ces points de vue sont fondés uniquement sur ce que chacun observe dans son quartier, il y a peu de chances qu’ils présentent une portée universelle. Faute d’analyse critique, la médecine ancienne et certaines médecines alternatives sont souvent tombées dans ce piège.
Il est difficile de résister à la tentation de croire que l’on est l’unique dépositaire de la vérité et que celle-ci est intangible et absolue. Se méfier des notions de pureté et des courants de pensée qui pensent en avoir le monopole fut un des combats du philosophe Jankélévitch : « … l’homme vit dans les conditions vertigineuses de déchirure chirurgicale ensanglantée, incapable de faire un pas en avant … c’est un travail qui nous incombe jour après jour … une création quotidienne pour ajuster une pratique qui est en elle-même irrationnelle, décousue, ayant affaire à un monde de valeurs incohérentes, et d’autre part à des exigences impératives, imprescriptibles, de la raison, de la logique. ». Et il ajoute « je me désintéresse un peu des causes triomphantes, appuyées par des clameurs de la multitude et des flatteries des lâches. Les musclés, les forts, les costauds {…} ce camp triomphal n’est pas le nôtre. »
Nous vivons une période cruciale car l’excellence relative de notre système de soins est sévèrement menacée par un manque d’effectif combiné à une mauvaise répartition des forces de travail.
NC : numerus clausus ou non conforme ?
En lisant ce respectable philosophe, mon esprit est parti à la dérive et je me suis retrouvé dans notre réalité de médecin où, depuis de nombreuses années, j’entends des confrères tout aussi respectables défendre avec conviction et même avec émotion la notion de numérus clausus, n’hésitant pas à proclamer qu’il n’y a pas de pénurie médicale. Cette conviction repose sur le nombre de médecins enregistré par l’INAMI et oublie sans vergogne que ce décompte inclut beaucoup de confrères qui n’ont jamais pratiqué la médecine générale ou l’ont abandonnée depuis des années. Souvent, je m’abstiens d’argumenter contre ce genre de déclaration parce qu’en général cela nous entraîne dans des débats dont les premières victimes sont la rationalité et la réalité.
Pourtant, nous vivons une période cruciale car l’excellence relative de notre système de soins est sévèrement menacée par un manque d’effectif combiné à une mauvaise répartition des forces de travail. Les faits sont plus puissants qu’un lord-maire et malheureusement ils deviennent vertigineux : une enquête sérieuse* montre que 60 % des généralistes ne prennent plus de nouveaux patients et que les jeunes médecins ne sont plus prêts à sacrifier leur vie privée sur l’autel de la médecine. C’est ainsi que nous nous trouvons devant de graves déficits. Un exemple frappant : elle est révolue l’époque où le « patron » restait la majorité du temps dans son service hospitalier, aujourd’hui ces services fonctionnent essentiellement grâce aux médecins en formation, parfois même grâce à des sortes d’esclaves importés du fin fond des communautés européennes. Même si la majorité des mises au point se fait en ambulatoire et si nos coûteuses infrastructures hospitalières sont devenues principalement des services de nursing, il y a là de quoi s’inquiéter.
Happy end … cette fois-ci …
La pénurie de généralistes peut avoir des conséquences dramatiques. Il y a quelques jours, au milieu d’une consultation complètement saturée où je travaillais à un rythme hallucinant, l’accueillante me rajoute un rendez-vous. Je maudis cette collaboratrice qui me surcharge de travail et me fait penser aux pousseurs des métros de Tokyo qui entassent les voyageurs dans les rames, mais je prends tout de même contact avec le patient qui m’explique qu’il vomit depuis trois jours et présente des troubles de l’équilibre. C’est un patient que je connais peu mais je pressens que ce n’est pas une simple gastro-entérite et lui demande de venir. À l’examen, quelques secondes suffisent pour que je constate une anisocorie, signe d’un trouble cérébral, et qu’aussitôt j’appelle les urgences. Fort heureusement, les choses se sont bien terminées cette fois. J’ai eu de la chance et le patient aussi, car je ne regarde habituellement pas les pupilles des patients qui présentent des vomissements, et je ne suis pas un surhomme… Mais je redoute que, à l’avenir, la saturation des médecins et leur disponibilité de plus en plus problématique fasse bien des dégâts et provoque de graves complications. Les services d’urgence sont confrontés aux mêmes difficultés. Les retards mis à apporter de réelles solutions à la pénurie risquent de coûter cher …
* Enquête sur l’emploi du temps des médecins généralistes (14/04/2023), réalisée à la demande du ministre de la Santé publique Frank Vandenbroucke et de la Commission de planification – offre médicale du SPF Santé publique.