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Un billet d’humeur du Dr Lawrence Cuvelier, prĂ©sident du GBO/Cartel, publiĂ© le 05/12/2024.
Les billets repris dans la rubrique « Grains à moudre » témoignent des opinions personnelles de leur auteur (et n’engagent que lui), sans nécessairement refléter la position du GBO/Cartel.
Il existe un point commun entre un vétéran du Vietnam et un MG : la blessure morale.
Un médecin sur 5 et une infirmière sur 4 quittent la profession dans les 3 à 5 ans après la réussite de leurs études. Erreur d’orientation professionnelle ? Burn-out ? Possible, mais il existe une autre cause à l’abandon de la profession, une cause moins connue et bien actuelle malgré son nom au parfum suranné : la blessure morale produite par les autorités de santé. C’est une cause majeure de la crise que traversent nos professions en Europe comme aux USA.
Notre devoir en tant que syndicat de médecins est de combattre les agressions structurelles dont nous sommes victimes.
Le concept de blessure morale (moral injury) ne doit pas être confondu avec celui de burn-out, bien que les 2 puissent être liés. Il a d’abord été observé chez des soldats et des vétérans du Vietnam qui avaient vécu une trahison de leurs valeurs par les autorités, mais on le rencontre aussi dans des contextes civils, comme celui de la santé. Nous en devons la description à Jonathan Shay, un psychiatre US qui distingue le PTSD ou stress post-traumatique de la Moral Injury ou blessure morale. Dans le cas de la blessure morale, les soignants sont amenés à vivre des situations inévitables et moralement complexes pour lesquelles ils sont formés, mais leur capacité à faire face à ce stress est dépassée par une combinaison de facteurs qui s’accumulent, comme le manque de personnel, la pauvreté des infrastructures, les ressources inadéquates et les modèles de soins inappropriés, facteurs aggravés par la prédominance des considérations financières sur les exigences de soins.
De nombreux auteurs tant américains qu’européens ont étudié le concept dans le cadre de la médecine et concluent que des systèmes de santé fort différents engendrent les mêmes dérives. Les budgets cloisonnés en France, ou le système de santé national britannique avec ses restrictions budgétaires ont amenés la création d’une médecine à deux vitesses, avec croissance d’une médecine privée dominée par la rentabilité qui met à mal les objectifs santé et les ressources tant matérielles que psychiques de ceux qui chez qui prime un autre idéal. Dans un éditorial du New York Times, Éric Reinhart montre que dans ces exemples, les soignants ne sont pas en burn-out, ils sont démoralisés par un système de santé qui met le profit avant le patient.
Malheur au vaincu ?
La distinction entre burn-out et blessure morale n’est pas anodine. La personne en burnout présente un délabrement physique et émotionnel sévère et s’en accuse, tandis que celle qui vit une blessure morale souffre de frustration, de culpabilité, de honte et in fine d’angoisse mais sait qu’elle est surtout victime des trahisons du système. Il est évidemment plus rentable pour nos responsables de parler de burn-out, un diagnostic qui fait peser la responsabilité sur “la faiblesse du travailleur” et permet de ne pas se préoccuper des circonstances de travail et des failles du système. Dans notre société qui met en avant l’individualisation des responsabilités et sous-estime les responsabilités collectives, la liberté et les droits individuels sont certes mieux défendus, mais en revanche la réussite individuelle devient une obligation et l’échec est sévèrement stigmatisé. Alors quand ça dysfonctionne, mieux vaut mettre les responsabilités collectives sous le boisseau et parler de burn-out plutôt que de blessure morale. « Malheur au vaincu » se disent inconsciemment ceux qui restent debout, un jugement tacite qui condamne ceux qui sont tombés et ne propose aucune recherche de solution collective … qui pourtant leur serait bien nécessaire quand leur tour viendra !
Notre devoir en tant que syndicat de médecins est de combattre les agressions structurelles dont nous sommes victimes. Il faut être réaliste, certaines sont inévitables, mais le fait de disposer de structures qui permettent non seulement un accompagnement individuel mais aussi une action collective est essentiel dans la résistance à ces agressions. Il n’est pas question de prendre une posture misérabiliste ou victimaire, mais de soutenir les valeurs de notre profession et d’en préserver l’éthique faute de quoi les désillusions individuelles continueront à pousser à l’abandon (meunier ou éleveur de mouton, c’est bucolique mais quel gâchis !), et au plan collectif nourriront la colère. Ce combat, le syndicat continue à le mener malgré les lieux communs du genre “Les syndicats ne font rien !”, qui, pour injustes qu’ils soient, ne parviendront pas à nous infliger une blessure morale.