Médecin praticien d’éthique

Dr Lawrence Cuvelier

Un billet d’humeur du Dr Lawrence Cuvelier, vice-président du GBO
publié le 12/11/2021

Le cursus de médecine ne prépare pas, ou si peu, aux choix à opérer entre l’intérêt du patient et celui de la collectivité. Le plus souvent, nos conflits éthiques de MG se cristallisent au bout de notre stylo : dans certains cas où la santé n’est qu’une facette du problème – violence conjugale, harcèlement au travail, contrat assurantiel, avantage social… – notre signature va sanctionner une situation reconnue par la loi. En ce sens, nous sommes investis d’un pouvoir que nous n’avions pas forcément demandé.

Lors de nos études, nous avons appris à établir des diagnostics. C’est ce qui nous différencie des autres professionnels de la santé, même si certains d’entre eux sont habilités à poser des diagnostics spécifiques. En revanche, les autres facettes du métier sont peu enseignées. Nous ne les approchons pas avant notre confrontation avec la vie réelle.

Sortir ou non de ses compétences ?

Nous sommes toujours tiraillés entre le “JE médecin”, le “TU patient” et le “IL société”. En plus de cela, nous sommes amenés à voir les failles de la bienveillance sociétale. Cette médecin bruxelloise qui prend son marteau pour égaliser le plancher de l’appartement d’une patiente qui ne voit plus clair, et cette médecin new yorkaise qui joue du tournevis pour réparer la prise d’un instrument indispensable à sa patiente, non, décidément, cela ne fait pas partie de ce que couvre l’enseignement académique.

Que faire, cependant, quand vous vous rendez compte qu’il n’y a pas de solution rapide pour résoudre le problème ? Que le fameux “ilnyaka” ne sert qu’à pallier aux défaillances des services sociaux qui auraient dû intervenir plus tôt ? Nous ne pouvons pas plus condamner les médecins qui sortent de leurs compétences que ceux qui y restent cantonnés. De toute manière, les médecins les plus dévoués échoueront à résoudre l’ensemble des problèmes qui intéressent la santé globale, cet état de bien-être qui interpelle tant la place d’un patient dans la société (s’y sent-il utile ?) et son bien-être affectif que ses problèmes psychologiques et médicaux. Le travail en équipe et en réseau sont des solutions pour aider partiellement, mais que de faiblesses dans ses dispositifs généraux !

Questions de (bon) sens

Bien entendu, il est des circonstances où l’intérêt de la société est aussi important que l’intérêt du patient. Prescrire trop d’antibiotiques n’expose pas ce dernier à de très grands risques personnels, mais est nuisible à terme pour la communauté. Les choix vaccinaux dont nous avons tous dû abondamment discuter étaient largement mis en perspective dans un enjeu de santé publique, parfois très difficilement compris par les individus.

Dans les situations critiques, les médecins peuvent être confrontés à des choix compliqués – sur le sens de la réanimation, sur un traitement qui peut être difficile à supporter et qui n’entraînera pas la guérison… En pareil cas, il existe des comités d’éthique qui peuvent être de bon conseil, pour le peu que la situation ne soit pas trop aiguë. Parfois, le jeune médecin n’arrive pas à dépasser son cadre de soignant, comme cette jeune intensiviste qui a enjoint de faire deux dialyses à un malade grabataire, sans prêter l’oreille aux avis du généraliste à propos de ce patient moribond. Le “JE médecin” qui soigne ne parvient pas à regarder le “TU” ni le “IL”.

Notre relation avec le patient est souvent perturbée par un passager clandestin, présent dans notre cabinet sans que nous en soyons conscients : c’est l’état, c’est la société ou c’est toute institution nous demandant des comptes, des rapports, des certificats…

Passager clandestin

Notre relation avec le patient est souvent perturbée par un passager clandestin, qui s’est glissé dans notre cabinet sans que nous soyons conscients de sa présence : c’est l’état, c’est la société ou c’est toute institution nous demandant des comptes, des rapports, des certificats… Ce “cohabitant” intervient au nom d’une série de valeurs, qui se posent en tiers dans la consultation. Il faut remarquer que les lois, les règlements, les ordonnances, sont de fait rédigés pour refléter certaines valeurs. Les valeurs elles-mêmes sont un empilement de considérations qui traduisent ce que l’on a évalué comme étant bien, ce qui est donc fluctuant dans le temps. L’attitude du médecin peut évoluer en fonction du moment et du lieu, comme par exemple dans des sujets comme la contraception ou l’euthanasie. Le plus souvent, nos conflits éthiques se situent au bout de notre stylo, notre signature allant être une sanction d’une situation reconnue par la loi.

Nous nous frottons bien souvent à des situations délicates, dans lesquelles la santé des personnes n’est jamais qu’un des paramètres, qu’il s’agisse de violence conjugale, de harcèlement au travail, de contrat assurantiel ou de certificats particuliers ouvrant le droit à un avantage social (ou qui nous est demandé pour des raisons frisant l’absurdité – aptitudes sportives, etc -). En qualité de médecin, nous pouvons trancher et résoudre bien des conflits insolubles sans notre intervention. Bref, nous sommes investis d’un pouvoir que nous n’avons pas demandé et que bien peu d’entre nous revendiquent.

Faudrait savoir…

La récente pantalonnade à propos des certificats médicaux pour les maladies de courte durée, à abolir ou préserver, l’illustre assez bien. Le GBO a été invité à discuter de la pertinence de ces documents. A cette occasion, il a pu entendre certains représentants des employeurs affirmer – dans la même phrase ! – qu’il était “important que les médecins remplissent des incapacités de courte durée” et que “tout le monde savait bien que ces certificats avaient peu de valeur”. Résultat ? Une réformette qui implique peu de monde et qui ne changera probablement rien… (*)

Évaluer une incapacité de travail d’un jour ou deux de manière objective serait probablement ruineux et peu efficace. Les pays qui ont supprimé l’obligation de certificat court n’ont en général pas vu l’absentéisme croître de manière démesurée. Au contraire, ils ont plutôt observé une diminution, ce qui implique sans doute que plus de travailleurs atteints de pathologies bénignes sont fidèles au poste en dépit de leur état.

“Tu ne peux pas” vs. “Tu dois”

Nous ne pouvons évidemment pas édicter une nouvelle règle pour épauler un médecin dans sa prise de décision quand il affronte des choix épineux, mais peut-être suivre le conseil que nous donne Emmanuel Kant : veiller à ce que notre décision puisse être prise comme un exemple généralisable, que notre désobéissance apparente à la loi puisse parfaitement se justifier au regard des autres (**).

Notre arsenal législatif est basé sur des interdits, axé sur ce qu’on ne peut pas faire. Le médecin, par contre, est souvent amené à s’interroger sur ce qu’il doit faire. Dommage que ce genre de situations ne soit généralement pas compris par nos décideurs.

 

Dr Lawrence Cuvelier

(*) au final, la fin de l’exigence de certificat médical ne vaudra que dans les entreprises de plus de 50 personnes, pour une durée d’un jour et seulement trois fois par an.

(**) c’est ce qu’il appelle l’impératif moral universel