MÉDECIN ET LOISIRS : DES TERMES INCOMPATIBLES ?

Dr Lawrence Cuvelier

Un billet d’humeur du Dr Lawrence Cuvelier, Vice-Président du GBO/Cartel, publié le 18/08/2023.

Confrères et consœurs, savez-vous que nous sommes entrés dans la société des loisirs ? Ah bon, on ne vous avait pas prévenus …

Mais de quoi parle-t-on ? Le mot « loisir » vient du latin « otium » qui désigne la possibilité de bénéficier de temps pour profiter de sa condition d’homme libre, de préférence pour en faire quelque chose d’utile au plan philosophique ou artistique. Dans l’antiquité romaine, où la richesse provenait principalement de l’agriculture, seuls les plus fortunés disposaient de ce temps libre. À l’opposé, les commerçants ne disposaient pas de temps propice à l’élévation de l’esprit : pas de loisirs = « neg otium » ce qui a donné le mot négoce. Jusqu’à la fin du 18e siècle, les relations demeurèrent très tendues entre les nobles qui tiraient leurs fortunes de la terre et ceux qui étaient anoblis grâce à une fortune amassée par le commerce et les mariages richement dotés. Époque révolue, aujourd’hui dans les pays développés, la fortune d’origine agricole ne constitue plus qu’une infime partie des richesses privées.

Pas facile d’être de son temps …

Les médecins et les professions libérales ont toujours flotté entre ces deux catégories. Au 19e siècle, le médecin de campagne faisait partie de la classe respectée des possesseurs d’un cheval. Au début du 20e siècle, il fut parmi les premiers à disposer d’une automobile pour intervenir dans des situations qui deviendraient plus tard l’apanage des hôpitaux, comme les accouchements, majoritairement effectués par les généralistes ou les sages femmes jusqu’à la seconde guerre mondiale, ou les trachéotomies pour diphtéries, infections encore courantes à la même époque. En ces temps où médecine et science progressaient avec des moyens encore modestes, le statut du médecin se confortait dans une posture de neutralité et d’objectivité. Il m’est revenu l’anecdote du médecin directeur d’une célèbre clinique catholique de Bruxelles qui, avant la première guerre mondiale, renvoyait tout penauds les policiers qui voulaient investiguer sur des avortements.

Une bonne médecine et une bonne santé publique commencent par le bien-être et le respect de ceux qui les pratiquent.

Les choses ont changé quand la médecine est entrée dans l’ère libérale où le mérite du médecin ne se mesure plus à ses exploits (encore modestes, parfois spectaculaires comme pour les premières appendicectomies) mais par le prestige de son installation, la qualité de la moquette et la renommée de sa clientèle. Les moyens requis pour la recherche, les sommes mises en jeu pour mettre au point traitements et techniques d’investigations ont fait basculer les soins de santé dans les circuits financiers. Dans les coulisses du pouvoir (où s’immiscent les syndicats), les enjeux dépassent souvent les marges de manœuvre d’un seul pays. Les emplois que représentent les hôpitaux et les firmes pharmaceutiques en Belgique forment une coalition d’intérêts redoutables. Il n’est cependant pas impossible d’analyser avec rigueur les enjeux de la santé publique et de proposer des solutions, mais la complexité de ces enjeux exclut les solutions à la “il n’y a qu’à”.

Il y a loisir et loisir

Sommes-nous dans le camp des penseurs, qui ont le loisir de réfléchir sur le destin du monde et d’influer sur les solutions à apporter pour infléchir le cours des choses, ou nous rangeons-nous dans la catégorie des tâcherons, seulement intéressés par le négoce des soins de santé et ses avantages socio-économiques ? Certains, c‘est une minorité, ont perdu toute « noble » motivation, brûlés par des années d’apprentissage, par la violence institutionnelle, par l’absurdité de certains devoirs. Et nul ne s’étonne de voir grimper le nombre de médecins au bord de la rupture, notamment parmi les jeunes qui, nombreux, abandonnent la profession. Notre devoir est de veiller à ce que les conditions de travail s’améliorent et plus fondamentalement et de préserver le sens de notre activité. Une consœur faisait remarquer que la médecine de garde se pratique dans des conditions de travail médiocres, avec des thérapeutiques et des moyens diagnostiques bien éloignés de ce qui se pratique au cabinet avec des patients connus et dans un environnement sécurisé. Il en va de même pour les services d’urgences où les injonctions contradictoires de ne pas faire d’examens inutiles et de ne pas faire d’erreur sont générateurs de stress et d’insécurité. Ces mauvais fonctionnements ne sont plus acceptables.

Alors oui, si le loisir est ce temps où l’on réfléchit à ce qui nous porte et nous motive, ce temps où nous élaborons et avançons pour de meilleures conditions de travail, ce temps où nous développons les conditions qui permettent aux médecins de pratiquer une médecine efficace et humaine, une médecine dont ils peuvent être fiers, oui, au syndicat nous sommes dans une société de loisirs. Et les vrais loisirs me direz-vous, au sens commun du terme, ces temps où les médecins d’aujourd’hui peuvent réaliser leurs rêves extra-professionnels, vivre leur vie de famille et participer « au vaste monde » ? Mais, en fait, c’est bien pour cela que nous défendons la profession et que nous nous battons car une bonne médecine et une bonne santé publique commencent par le bien-être et le respect de ceux qui les pratiquent.

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Dr Lawrence Cuvelier