
LES TÂCHES ET LES ALGORITHMES
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Un billet d’humeur du Dr Lawrence Cuvelier,
vice-président du GBO/Cartel, publié le 22/09/2023.
En médecine, y a-t-il des vérités … ou seulement des interprétations ?
Une étudiante en psychologie venait de découvrir le « psychodiagnostic de Rorschach », ce test où l’on étudie la personnalité d’un sujet à partir de la façon dont il interprète des planches où l’on ne voit que des tâches symétriques. Pour faire plaisir à notre étudiante, sa grand-mère accepte de passer le test avec elle. Catastrophe : grand-mère n’y a vu que des os humains ! L’étudiante lit et relit ses notes : les interprétations anatomiques trahissent des idées morbides et révèlent un indice d’angoisse élevé. Qui l’eut cru ? Grand-mère si gaie, toujours active et prévenante ! À grand renfort de démonstrations affectueuses, la famille se rassemble autour d’elle, la comble d’attentions, la supplie de dire ce qui ne va pas. Grand-mère est très touchée par ces signes d’amour familial intense mais ne comprend pas ce qui provoque cet élan soudain. « Le test, grand-mère ! Le test ! Tu n’y as vu que des os. » Alors, devant ses enfants désemparés, ses petits-enfants inquiets et ses arrières petits-enfants qui ne se rendent compte de rien, grand-mère fait exploser un rire tonitruant. « Mes amours, vous n’avez pas connu mon père. Il s’appelait Jules, Jules Mouret, c’était un célèbre professeur d’anatomie à l’université de Montpellier. Avec lui, j’ai connu une enfance merveilleuse, il jouait avec nous, ma sœur et moi, dans son cabinet inondé de lumière et encombré de dessins et de reproductions d’os et de squelettes entiers. Alors vous n’allez peut-être pas me trouver normale, mais pour moi, les images de pièces anatomiques réveillent le temps d’un bonheur inoubliable. »
Comme les médecins, ceux qui réglementent la profession peuvent être victimes d’illusions. Ils s’imaginent maîtriser l’avenir, ils font une confiance aveugle aux statistiques et aux algorithmes et ne jurent que par les informaticiens. Bien sûr, notre pratique médicale doit se fonder sur des preuves, mais elle doit rester singulière, humaine, à l’écoute et au chevet du malade. Et toujours prête à réenvisager ses interprétations.
À mon commandement, armez les algorithmes ! Pointez ! Feu !
Avec cette anecdote, je n’ai pas l’intention de condamner un test encore largement utilisé, mais de mettre en évidence les limites de toutes procédures, en particulier de celles basées sur des algorithmes statistiques. À l’évidence, le diagnostic ne correspondait pas au mode d’être de la vieille dame et il aurait suffi de l’interroger pour éviter de tirer des conclusions risibles.
Nous sommes confrontés à une volonté massive de normaliser la médecine et on peut le comprendre : la santé n’a pas de prix, mais elle a un coût, il n’y a rien de choquant à ce que la société qui paie ce coût demande un retour sur investissement. En se basant sur des études précises, on peut déterminer quelle est la meilleure stratégie pour obtenir la meilleure performance. La médecine basée sur des preuves découle de ce type de constat. Bien que ces études concluent toujours à des recommandations et rien qu’à des recommandations, certains décideurs trouvent plus simple de considérer leurs conclusions comme des vérités absolues, quitte à blackbouler tous les facteurs qui pourraient les nuancer, les infléchir ou les contredire : c’est le règne de la bipolarisation et de son corollaire, la stigmatisation des comportements. Cette façon de voir les choses rappelle le temps des westerns en noir et blanc, ces vieux films avec d’un côté les bons (en l’occurrence blancs chrétiens civilisés avec des fusils) et les mauvais (indiens rouges païens sauvages avec des arcs et des flèches) et au milieu … personne !
À mettre la médecine au pas, ne risque-t-on pas de tuer le malade ?
Pour la médecine, cela signifie que son obligation de moyen ne suffit plus, elle doit être gérée comme un outil économique qui doit obtenir des résultats. Même en cas de maladie incurable, il faudra trouver un coupable ! Dans ce contexte, la déification de la technique semble offrir un abri rassurant : « c’est la machine qui l’a dit ». Histoire connue du généraliste qui envoie une patiente chez le gastro-entérologue pour douleurs abdominales et nausées, on ne trouve rien à l’endoscopie, renvoi chez le généraliste. Personne n’a regardé l’abdomen de cette patiente enceinte de 6 mois et en déni de grossesse.
La médecine n’est pas une machine presse-bouton. Elle se pratique dans une relation humaine, avec un « émetteur », le patient qui a sa manière toute personnelle d’exprimer ce qu’il ressent, qui peut ne pas parler notre langue, ou être un enfant, ou un dément, et un « récepteur », le médecin, qui peut être épuisé, perturbé, dérangé par des circonstances extérieures. La transmission aussi peut défaillir ou être truffée de quiproquos (cela me rappelle que, dans mon enfance, mon père recevait toujours des coups de téléphone d’un nommé Louis Maime, jusqu’au jour où j’ai compris qu’il répondait simplement « lui-même » à son correspondant qui venait d’énoncer son nom sur un ton d’interrogation).
Comme les médecins, ceux qui réglementent la profession peuvent être victimes d’illusions. Ils s’imaginent maîtriser l’avenir, ils font une confiance aveugle aux statistiques et aux algorithmes et ne jurent que par les informaticiens. Bien sûr, notre pratique médicale doit se fonder sur des preuves, mais elle doit rester singulière, humaine, à l’écoute et au chevet du malade. Et toujours prête à réenvisager ses interprétations d’une grosse tâche.