LES MIRAGES DU SAVOIR

Dr Lawrence Cuvelier

Un billet d’humeur du Dr Lawrence Cuvelier, vice-prĂ©sident du GBO,
publié le 17/06/2022

Nous ne sommes pas des surhommes détachés de notre environnement et, même en tant que médecins, ne nous fiant qu’à des faits scientifiquement prouvés, nous serons toujours victimes de certaines illusions. Il est cependant important de vérifier si notre façon de connaître la réalité n’est pas sujet à certains biais qui peuvent entraver l’exercice d’une bonne pratique médicale. C’est quand on s’accroche à une certitude et qu’on la nomme Savoir qu’on risque le plus de se perdre.

Prenons un exemple au hasard : le SEXE à travers les âges

Aussi curieux que cela paraisse dans notre civilisation nourrie de christianisme, le cadre normatif des relations entre homme et femme en vigueur de nos jours n’est pas une invention chrétienne. Une bonne partie de nos conceptions sur l’institution du mariage, la fidélité, la notion d’adultère, l’homosexualité et les relations sexuelles permises uniquement dans un but de procréation sont des créations du monde romain païen que l’église a adoptées au moment de son officialisation. Ceci au terme d’une mutation complexe des esprits entre l’époque de Cicéron et celle de Marc-Aurèle, et d’une mutation sociologique de la société romaine, où les clans ont cessé d’être rivaux pour devenir des cogestionnaires du pouvoir. Le mariage n’avait au départ qu’une valeur symbolique de fête, le concubinage était alors plutôt la norme. L’infidélité, tant masculine que féminine, n’était pas réprouvée et la bissexualité était complètement admise du temps de jules César. Les férus d’histoire romaines remarqueront que ce dernier a répudié son épouse pour cause d’adultère mais, à l’époque, cela était très choquant. Mais ne nous leurrons pas, la société romaine était pleine d’interdits, y compris sexuels, et le statut de la femme était peu enviable à d’autres égards. Les Grecs, quant à eux enfermaient leurs femmes la nuit dans le gynécée. La norme du couple marié avec enfants comme héritiers prioritaires a été adoptée par l’église chrétienne et est devenue la norme universelle avec l’européanisation des normes sur la surface du globe au 19e et 20e siècle*.

Si je m’attarde à ces considérations, c’est qu’elles illustrent bien que nous sommes tous victimes d’illusions idéologiques en confondant ce que nous croyons être le bien et ce qui semble être vrai. La médecine ne fait pas exception.

Et aujourd’hui ?

Si, en Europe, on a assisté à un estompement des normes qui ont duré 18 siècles, il n’en va pas de même sur le reste de la planète, où l’adultère et l’homosexualité peuvent être punis par la peine capitale. N’oublions pas que nous-mêmes sortons d’une ère de forte répression des mœurs. L’homosexualité n’a été dépénalisée que dans les années 90 en Allemagne, elle figurait encore comme perversion dans des manuels de psychiatrie il y a une trentaine d’année. Jusqu’à cette époque, on soumettait les « déviants » à des traitements de « normalisation sexuelle » qui ont parfois entrainé leur mort, comme ce fut le cas pour Alan Turing, un des plus grands génies mathématiques du XXe siècle et fondateur de l’informatique moderne. Pour l’anecdote, le premier algorithme informatique fut réalisé par une femme, Ada Lovelace, fille de Lord Byron.

Au début des années 80, dans un cours de médecine scolaire que je suivais, le professeur prodiguait des conseils pour prévenir la masturbation chez les adolescents. Il repérait les adolescents masturbateurs à la longueur de leur pénis et leur distribuait une brochure sur les “méfaits de la masturbation”. À l’époque, Jean Laperche s’est indigné de ces calembredaines, et nous avons eu en compensation un cours bien plus intéressant donné par Philippe Van Meerbeeck.

Ce qui est en dehors de la norme est-il anormal ?

Si je m’attarde Ă  ces considĂ©rations, c’est qu’elles illustrent bien que nous sommes tous victimes d’illusions idĂ©ologiques en confondant ce que nous croyons ĂŞtre le bien et ce qui semble ĂŞtre vrai. La mĂ©decine ne fait pas exception. Combien de fois ne nous arrive-t-il pas de mĂ©dicaliser des choses qui nous semblent anormales ? Il est toujours compliquĂ© de dĂ©finir ce qu’est la norme. Par exemple, si on estime que 80% de la population souffre de lombalgies, faut-il considĂ©rer les 20% qui n’en souffrent pas comme pathologiques ? Parfois, les firmes commerciales inventent des pathologies pour promouvoir un produit censĂ© les guĂ©rir. Parfois, il suffit d’abaisser des normes pour qu’une frange importante de la population passe de la normalitĂ© Ă  l’état de patient/client potentiel. Nous ne pouvons que rester dubitatif devant l’épidĂ©mie d’hypovitaminose D avec des Ă©tudes contradictoires sur les bienfaits d’une supplĂ©mentation. Nous voulons faire le bien, est-ce que c’est sur base d’une vĂ©ritĂ© ?

L’idĂ©ologie s’infiltre aussi chez nos dĂ©cideurs en matière de santĂ© publique. Aujourd’hui, le paradigme libĂ©ral veut que ce qui est valable se mesure en termes d’attractivitĂ© et c’est donc sur base de sa productivitĂ© qu’on Ă©value une institution de soins comme un hĂ´pital : si l’institution gĂ©nère beaucoup de dĂ©penses, c’est qu’elle est efficace car beaucoup de patients s’adressent Ă  elle. Des comportements Ă  priori aberrants – comme celui de cet interniste qui, Ă  la recherche d’un cancer thalamique, faisait un scanner cĂ©rĂ©bral Ă  toutes les jeunes filles anorexiques – trouveront toujours une justification mĂ©dico-lĂ©gale : “il ne faut pas passer Ă  cĂ´tĂ© de…”, mantra des institutions universitaires qui veulent se protĂ©ger contre toute poursuite judiciaire. Les hommes politiques d’une rĂ©gion vont dĂ©fendre « leur hĂ´pital” en tant que principal employeur de leur rĂ©gion ou comme porte-drapeau de leur affiliation politique, qu’il soit chrĂ©tien, franc-maçon ou socialiste. Actuellement, certains dirigeants politiques veulent imposer une et une seule façon d’exercer la mĂ©decine gĂ©nĂ©rale, au mĂ©pris des autres.

Nous ne sommes pas des surhommes ?

Comme médecins, nous serons toujours victimes de certaines illusions, nous ne sommes pas des surhommes détachés de notre environnement. Il est cependant important de vérifier si notre façon de connaître la réalité n’est pas sujet à certains biais qui peuvent entraver l’exercice d’une bonne pratique médicale.

Dr Lawrence Cuvelier

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* D’après Paul Veyne, professeur honoraire au collège de France, sans « Une insolite curiosité » (collection Bouquins) au chapitre sur la famille et l’amour sous le haut empire romaine, p. 382 et suivantes.