L’ENFER, C’EST LES AUTRES
.
Un billet d’humeur du Dr Lawrence Cuvelier, Vice-Président du GBO/Cartel, publié le 11/05/2023.
Contrôle, suspicion, rejet, versus bienveillance : un bilan comptable
« Salaud de riche ! » « Salaud de pauvre ! » : le conflit entre nantis et défavorisés a un avenir prometteur. Chacun accuse l’autre d’être un exploiteur : les plus favorisés croient dur comme fer que les allocataires sociaux profitent du système, les moins favorisés ont toujours l’impression de se faire tondre. Dans cette bataille, au feu nourri d’affirmations trop partielles pour ne pas être partiales, répondront des salves d’exemples concrets trop vécus pour être objectifs.
Où la gratuité ne coûte pas cher
Depuis plus d’un an, le CPAS de Bruxelles-ville rembourse toutes les prescriptions de médicaments se trouvant sur la liste D (médicaments enregistrés mais non remboursés, tels le paracétamol ou certaines vitamines). Pratiquement aucun abus n’a été constaté sur les 47.000 dossiers santé traités par an, dont pratiquement la moitié sont des dossiers de personnes en séjour illégal. On est loin de l’image caricaturale du pauvre profiteur et du médecin vénal. Ne soyons pas angélique, il a existé et il existera encore des filières et des abus. Faut-il pour autant faire des lois pour les abus alors que la grande majorité est vertueuse ? Dans le cas présent, le CPAS s’est rendu compte qu’il était moins coûteux de faire confiance que de faire des contrôles. Il y a quelques années, une session parlementaire faisait des constats analogues à propos de l’ensemble des aides sociales : il était plus économe de mettre en place des aides proactives que de faire des contrôles toujours plus sévères.
Nous baignons tous dans nos contradictions, mais elles deviennent toxiques quand elles empêchent les personnes de changer de conditions.
Mais nos politiciens sont poussés dans le dos par une opinion publique exaspérée qui manifeste une intolérance croissante face à la précarité et l’immigration. Alors que notre pays jouit d’une faible criminalité, la population, friande de spectaculaire et d’exceptionnel, est persuadée du contraire et vote toujours plus radical. De notre côté, nous prodiguons des soins à des patients sans papiers (sans les « bons papiers »), qui le plus souvent n’ont d’autre choix que d’alimenter l’immense filière du travail en noir de nos pays. Un article de la Libre Belgique montre que le recours à cette main-d’œuvre s’apparente à un esclavage moderne. Mais ceux qui, recourant à ce travail au noir, tentent d’éluder les cotisations sociales et les impôts, base de notre solidarité, n’hésitent pas, dans la même tirade, à dénoncer les taxations excessives et l’insuffisance des budgets alloués à leurs activités. On stigmatise aussi férocement les privilèges des autres que l’on accepte de bon cœur les avantages qui nous sont accordés. Nous baignons tous dans nos contradictions.
Ça peut même rapporter
Nous baignons tous dans nos contradictions, mais elles deviennent toxiques quand elles empêchent les personnes de changer de conditions. Nous voyons souvent des patients enfermés dans une invalidité sans autre possibilité que d’y rester. La remise à un travail adapté est une option possible dans de grandes entreprises mais elle est illusoire dans la plupart des cas. Quand les mutuelles et le gouvernement programment des remises au travail, nous n’avons pas l’impression d’être partie prenante de ces initiatives. Ne sont-elles qu’électorales ? La plupart des personnes en invalidité n’ont pas choisi ce statut. Et les personnes illégales ont souvent apporté une plus-value dans leur pays d’accueil. Özlem Türeci, fondatrice de la société bioNtech à l’origine du vaccin Pfizer contre la Covid-19, a failli se faire expulser d’Allemagne comme illégale. Des études approfondies et rigoureusement étayées sur l’apport économique de l’immigration contredisent les clichés de type « immigré ou pauvre = profiteur ». Et que penser de ce patient né en Belgique, ayant commis des infractions dans sa jeunesse, renvoyé “dans son pays”, le Maroc alors qu’il ne parlait pas un mot d’Arabe, et qui demeure ici clandestin sans statut alors que toute sa famille vit en Belgique ? Malgré ses troubles physiques et psychologiques, il serait apte à accomplir des tâches utiles pour la société. Les généralistes sont les témoins la plupart du temps impuissants de problèmes qui pourraient se résoudre si notre société était plus ouverte à la bienveillance qu’au contrôle.
.
Dr Lawrence Cuvelier
(1) Des travailleurs transformés en « esclaves modernes » en Belgique : mais qui est responsable ? (La Libre Belgique, 01/08/22)