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Un billet d’humeur du Dr Lawrence Cuvelier,
vice-président du GBO/Cartel, publié le 19/01/2024.
Faut-il se tuer au turbin pour être un bon médecin ?
Je savais que ce confrère, un respectable senior, Ă©tait fort en math et j’en ai eu la preuve il y a quelques jours quand je l’ai entendu dĂ©clarer : “Je n’exerce que 12 heures par jour, on peut donc dire que je travaille Ă mi-temps”. J’en connais d’autres qui, Ă plus de 50 ans, abattent 16 heures de travail par jour. Bien sĂ»r, plongĂ©s dans la vie de leurs patients, ils peuvent avoir l’impression de vivre mille vies, mais vivent-ils la leur ?Â
Elle est admirable, l’aspiration au dĂ©vouement, admirable et terriblement exigeante, elle entraĂ®ne dans un dĂ©passement de soi inexorable. Mais est-ce sans risque ? Il y a comme un vertige de puissance dans la sensation d’être utile, de se sentir indispensable, c’est un tourbillon oĂą risque de se perdre le sens critique, Ă commencer par le sens de l’autocritique. Dans un monde mĂ©dical oĂą les connaissances progressent sans rĂ©pit, l’acharnement au travail dĂ©vore le temps que l’on devrait consacrer Ă maintenir ses savoirs Ă jour. Mais la toxicitĂ© de cet acharnement rejaillit aussi sur la vie privĂ©e oĂą enfants et conjoint finissent par vivre avec un fantĂ´me. MĂŞme les moments de rĂ©cupĂ©ration sont contaminĂ©s, on a pu dĂ©montrer que c’est pour se dĂ©-stresser que certains praticiens adoptent des comportement Ă risques, tels que conduite automobile dangereuse, prise de mĂ©dicaments, abus d’alcool. Sans oublier le prix Ă payer en termes de santĂ© mentale, du burn-out des uns Ă la dĂ©pression des autres.Â
Les formules mises en place pour assurer la continuité des soins comme le travail en groupe et des systèmes de gardes adaptés à l’environnement de la pratique doivent être rapidement déployées pour éviter que les jeunes médecins fuient la profession et aggravent la pénurie. Y veiller, c’est notre job au GBO.
Invictus !
Pour Ă©viter le piège de l’acharnement professionnel, la première prĂ©caution sera de vouloir l’éviter, tâche difficile tant le dĂ©vouement et l’abnĂ©gation sont inculquĂ©s aux soignants dès leur apprentissage que ce soit de manière implicite ou explicite. Prendre soin de soi n’est pas considĂ©rĂ© comme une vertu respectable, au contraire c’est plutĂ´t le dĂ©tachement de soi qui est valorisĂ©, on apprend aux soignants Ă dissocier leur corps de leur pratique mĂ©dicale, Ă ne pas s’écouter pour se garder de l’hypocondrie, Ă nĂ©gliger ses symptĂ´mes comme douleurs, toux ou cĂ©phalĂ©es. Et le pire c’est que ça marche, les soignants sont sans cesse exposĂ©s Ă des armĂ©es d’agents infectieux et ne tombent presque jamais malades. En 40 ans de pratique, je compte moins de 7 jours d’absence pour infection et moins d’un mois pour maladie grave. Il n’y a lĂ aucun mĂ©rite, c’est grâce Ă l’adrĂ©naline sĂ©crĂ©tĂ©e sous l’effet de la pratique professionnelle. MĂŞme les besoins physiologiques sont mis de cĂ´tĂ© au point de commencer une consultation marathon avec le ventre vide et la vessie trop pleine et de tenir jusqu’à la sortie du dernier patient.
L’homme est une corde tendue entre l’animal et le surhomme disait Nietzche, une corde tendue sur l’abîme. Le danger du dévouement, il est paradoxal, c’est de se fermer aux autres, de finir par ne plus reconnaître l’altérité à force de sacrifice personnel. Prisonnier de la vision du monde qu’il se construit, le soignant en arrive à prendre le particulier pour le tout, à considérer sa pratique comme « la » pratique et à développer ainsi une sorte de biais cognitif. Or, un médecin vit dans son environnement à lui, avec une sociologie particulière, différente selon qu’il exerce en ville, en région semi-rurale ou en pleine campagne, différente selon qu’il soigne une couche sociale homogène (salariés, cadres, indépendants) ou accueille une population hétérogène (multiculturelle, marginale), différente encore s’il manifeste un tropisme pour certaines pathologies, par exemple gynécologiques ou psychiatriques, ce qui amènera une sélection dans la patientèle. Comme l’excès nuit en tout , un médecin surchargé de travail et aveuglé par son biais cognitif risque bien, sous le coup de l’émotion et submergé par la trop grande répression de ses besoins primaires, de formuler des idées simplistes. Il peut exploser sans savoir pourquoi et condamner sans appel tout ce qui ne ressemble pas à son sacrifice personnel. Arrivé à ce stade, il est souvent impossible de discuter avec ces zélateurs du travail forcé.
L’avenir, c’est bien aussi !
Et pourtant ! Ces stakhanovistes d’âge mûr sont encore indispensables à notre système de santé, car les médecins des nouvelles générations portent l’aspiration légitime d’une vie plus saine, d’un équilibre entre la vie privée et le travail et ne vont pas reproduire le modèle de leurs aînés (qui eux-mêmes n’ont rien fait comme la génération antérieure… ). Ils ne sont pas paresseux, ils ont d’autres priorités parmi lesquelles la vie relationnelle, l’éducation des enfants et le souci de leur santé mentale et physique sont des objectifs nobles, encore trop souvent méprisés. Ils ne vont pas reproduire les rythmes et horaires démentiels de leurs prédécesseurs. Entre ces deux générations, un effort de compréhension et de respect mutuel s’impose car pendant au moins une décennie, le travail des médecins ayant dépassé l’âge de la retraite restera indispensable pour permettre à notre système de santé de s’adapter aux nouvelles façons de pratiquer. Faisons l’effort de ne pas décourager les plus âgés qui restent au poste par dévouement pour leurs patients. Mais les formules mises en place pour assurer la continuité des soins comme le travail en groupe et les systèmes de gardes adaptés à l’environnement de la pratique doivent être rapidement déployées pour éviter que les jeunes médecins fuient la profession et aggravent la pénurie. Y veiller, c’est notre job au GBO.