Le savoir et le je-ne-sais-quoi

Dr Lawrence Cuvelier.
Un billet d’humeur du Dr Lawrence Cuvelier, Vice-président du GBO/Cartel,
publié le 24/05/2024

« Docteur, je vous ai découpé l’article dans le journal, c’est un nouveau médicament, ils disent qu’il est révolutionnaire. Je sais qu’une fois sorti de l’université, vous travaillez tellement que vous n’avez plus le temps de lire la gazette alors voilà, comme ça vous serez au courant pour le médicament. »

Tout savoir …

Touché par sa gentillesse, je n’ai pas le cœur d’expliquer à Felix que toute sa vie le médecin continue à apprendre, que c’est non seulement une obligation mais aussi un plaisir de connaître toujours davantage et un privilège de pouvoir ainsi améliorer sa pratique. Et comment lui faire comprendre que le médecin, ce personnage supposé savoir, n’arrivera jamais à tout savoir ? J’imagine son regard incrédule si je lui révélais que chaque mois le volume de publications scientifiques équivaut à 150 fois la Bible …

Le médecin n’est pas qu’une somme de données basées sur un savoir mais est aussi porteur de ce petit plus, de ce je-ne-sais-quoi sans lequel il ne serait qu’une machine quantifiable.

Et puis il n’y a pas que le volume de connaissances, il y a les changements et les évolutions. Il est impressionnant le catalogue des recommandations qu’on nous assène avec autorité et qui sont remisées au placard après une ou deux décennies. Rappelez-vous des dogmes du traitement de la ménopause en 2002, aujourd’hui plus que nuancés. Idem pour le dépistage du cancer de la prostate par le dosage du PSA, vigoureusement déconseillé il y a 10 ans et qui de nos jours a retrouvé du sens. Dans ces deux cas, donner aujourd’hui un conseil éclairé mobilise une information complexe bien éloignée de l’application mécanique de vérités éternelles. Quand on a identifié le cholestérol et les graisses comme facteurs de risque d’accident cardio-vasculaire, les nutritionnistes se sont basés sur la théorie pour interdire une série d’aliments, en particulier les œufs jusqu’à ce que l’on démontre par des études rétrospectives qu’ils avaient un effet favorable. Passons sur la recommandation de combattre la grippe espagnole avec du bouillon, basée sur le principe scientifique que si ça ne fait pas de bien ça ne peut pas faire de mal. Et versons un pleur sur la mort prématurée de Maupassant et de Schubert, victimes de la religion thérapeutique du dieu Mercure pour le traitement de la syphilis.

Voilà donc le médecin moderne, soumis à la contingence de la science qui, contrairement à la religion, ne donne pas de vérité absolue, ce qui ne préserve pas ce médecin orphelin de vérité absolue de se laisser aller à une attitude dogmatique. Ainsi, prié de tout savoir, il ne peut s’appuyer que sur des vérités peut-être obsolètes dans quelques années, il ne peut jamais s’assurer contre le risque de ne pas donner « le bon diagnostic » ou « le bon traitement ». Au temps béni des sociétés plus primitives, il n’y avait presque aucune solution face à la maladie ou aux catastrophes naturelles mais il y avait des certitudes et des réponses à tout. Dans le monde contemporain, il est intolérable de n’avoir pas réponse à tout. Si, demain, un astéroïde s’abattait sur terre et faisait de nombreuses victimes, il ne faudrait pas longtemps pour que des avocats assignent la NASA pour défaut de prévoyance. Notre société s’est muée en un gigantesque marché contractuel et la santé n’échappe pas à cette mutation.

… et plus … le petit plus …

La collectivité paie pour des soins, elle veut des retours sur investissement, c’est logique et respectable. Et comme la médecine a fait des pas de géants en utilisant des données plus quantitatives que qualitatives, la tentation est grande de réduire la consultation médicale à une série d’items numériques analysables. Pourtant, nous savons intuitivement qu’une réduction numérique ne rend jamais compte de la singularité d’une rencontre. Un article récent montre que le degré d’empathie des médecins est corrélé significativement à un meilleur pronostic des douleurs lombaires. Mon professeur de médecine interne, Enoch Meunier, posait une question d’allure étrange : vos vacances se sont-elle bien passées ? Il expliquait qu’une moue pouvait signifier que la santé du couple n’était pas optimale. On peut en sourire mais, en fait, nous avons tous ces petits trucs non mesurables. Ils font la saveur de notre métier et le goût des choses.

Bien sûr, la médecine générale n’est pas qu’une question d’empathie et la soif de connaissances dans tous les domaines est un pilier fondamental de notre pratique. Mais la connaissance ne rendra jamais inutile ce « je-ne-sais-quoi » cher à Jankélévitch qui fait de chaque rencontre quelque chose d’unique, à l’instar de la rose du petit prince. La médecine et les préceptes sanitaires sont souvent concurrencés par une industrie qui vend du rêve, des cures de détox ou d’amaigrissement promettant 95 % de réussite, et c’est en préservant la singularité de la consultation en médecine que nous éviterons à bien des patients de tomber dans ces arnaques.
Nos autorités sont confrontées à un médecin qui n’est pas qu’une somme de données basées sur un savoir mais qui est aussi porteur de ce petit plus, de ce je-ne-sais-quoi sans lequel il ne serait qu’une machine quantifiable. On comprend que ces autorités ne peuvent tenir compte que de l’aspect objectivable pour planifier la politique de santé mais en aucun cas nous ne nous y laisserons réduire. À nous de défendre notre part de liberté où se déploie ce petit plus, ce je-ne-sais-quoi qui échappera toujours aux statistiques et aux prévisions. Ce petit plus qui permet souvent d’éviter bien des examens inutiles … c’est quantifiable ça ?