Des analyses, pas des verdicts de comptoir / pas le café du commerce

Dr Lawrence Cuvelier

Un billet d’humeur du Dr Lawrence Cuvelier, vice-président du GBO, publié le 14/01/2022

Dans notre pays, comme dans toutes les démocraties occidentales, quelques millions de procureurs improvisés condamnent sans procès l’action des gouvernants face à la crise. Certaines décisions, c’est vrai, sentent davantage le marchandage, les compensations, le saupoudrage, que la cohérence sanitaire. Notre système de santé, on le sait depuis longtemps, aurait bien besoin d’être repensé. Mais pour ce faire, il faut avancer des propositions concrètes. Même si elles sont remaniées par le débat, elles auront eu le mérite d’amorcer un changement. On s’y emploie.

« Ô ministres intègres ! Conseillers vertueux ! Voilà votre façon de servir, serviteurs qui pillez la maison ! » Cette belle tirade de Ruy Blas, dans le drame romantique éponyme de Victor Hugo, doit en inspirer plus d’un. Dans notre pays, comme dans toutes les démocraties occidentales, ils sont quelques millions de procureurs improvisés à condamner sans procès l’action de nos gouvernants.

Il est vrai que des mesures ont pu avoir un entêtant parfum d’incohérence. Pas besoin, pour repérer et dénoncer des contradictions entre certaines décisions officielles, d’adorer tirer sur tout ce qui bouge. La dernière bourde de nos dirigeants aura été de fermer brutalement les établissements culturels alors que ces endroits n’étaient clairement pas une source majeure de contamination par le covid.

Combien d’erreurs nos autorités ont-elles commises, Dieu seul le sait. Et il ne le dira pas, ou, plus prosaïquement, seules des études rigoureuses, basées sur la situation épidémiologique et l’état des connaissances du moment à propos de la maladie, la densité de population, les flux transfrontaliers et l’état de la démocratie permettront d’évaluer le bien-fondé et la proportionnalité des décisions prises. Mais d’ici là, bien des populistes auront fait flèche des « fautes » soi-disant commises.

Marchandage versus cohérence ?

C’est bien dans ce sens-là que des experts scientifiques ont réagi face à cette décision désastreuse de refermer les lieux culturels. Marius Gilbert, par exemple, a exprimé le risque d’une décrédibilisation totale des fondements de la démocratie, qui repose sur la primauté du bien commun par rapport à des intérêts particuliers.

Quelle aura été la clé du marchandage interne entre décideurs ? Les marchands de frites contre les taxes sur les débits de boissons ? Nous sommes sans cesse confrontés à la nécessité de faire des compromis. Le Codeco rassemble sans doute un trop grand nombre d’interlocuteurs pour pouvoir se positionner en toute sérénité…

Notre syndicat a retroussé ses manches pour s’impliquer, courageusement, dans les instances d’avis. Une implication qui a nécessité des centaines d’heures de réunions et de concertation, s’ajoutant à un agenda déjà bien rempli. Souvent, il est arrivé qu’il soit le seul à prendre position, parfois avec succès, mais aussi en constatant – à l’instar du sérail d’experts scientifiques – combien des intérêts économiques ou politiciens pouvaient prévaloir.

Pour refondre le système de soins belge, il s’agit de faire des évaluations qui tirent leurs conclusions de la science, de la conscience et du bon sens, et non d’un espoir non avoué de préservation de privilèges. Ou de la peur du changement.

Rester prophète en son pays

Dans nos rangs, on est parfois déçu du silence qu’observent certains représentants de la profession dans les instances auxquelles ils sont conviés. Cela entrave la crédibilité de toute la médecine générale. Celle-ci peut se poser en victime – et plus d’un dossier rendrait l’attitude tentante -, mais cela ne permet pas d’avancer. Car pour faire évoluer notre système de santé, il faut des propositions concrètes qui, même si elles subissent un remaniement par la suite, auront eu le mérite d’amorcer un changement.

Il y a un peu plus de 20 ans, seul contre tous, le GBO/Cartel a soutenu le financement du DMG. Il a remis le couvert, plus tard, à propos de celui des cercles, qui a essuyé au départ de vives critiques. Il s’est trouvé bien isolé pour défendre la plupart des postes de garde francophones qui affichaient sur le terrain un bilan opérationnel remarquable, satisfaisant médecins et patients, parfois au moyen de solutions administratives bricolées localement – ce qui ne leur donnait pas toujours une image très professionnelle dans les livres comptables. Pendant ce temps, nos amis flamands couvraient deux fois moins de territoires en consommant bien plus de ressources, mais ils avaient eu le mérite d’organiser une gestion centralisée dégageant une impression de rigueur financière apte à séduire les autorités subsidiantes.

De la crise à un changement de modèle

Pourtant, dans cet océan de lamentations, il serait bon d’écouter la voix de quelques sages comme le neuropsychiatre français Boris Cyrulnik. « Il ne s’agit pas d’être positif à tout prix car, à vouloir à tout prix se rassurer, on risque de se faire piéger par un dictateur ou un escroc, un sauveur ou un gourou », a-t-il pu déclarer en début de mois dans Le Soir, avertissant que quelqu’un qui nous dit : « J’ai la solution ! », avec, souvent, la désignation d’un bouc émissaire, risque de nous entrainer dans des dérives autoritaires.

Si on ne tombe pas dans cette chausse-trappe, on peut espérer que des changements structurels surviennent pacifiquement. Comme en l’an 1348, qui a vu la disparition du servage après la grande peste, le manque d’agriculteurs ayant conduit à un changement dans l’organisation de la société. Ou comme après la seconde guerre mondiale, où le statut de la femme a radicalement changé.

Dans le champ du médical, nous pouvons espérer que la remise en cause du modèle du paiement par prolifération d’actes à l’hôpital et de la logique hospitalocentrée – remise en cause telle qu’on l’observe par exemple aux USA à travers les expériences d’ACOs menées e.a. dans le Massachussets (*) – constitue une piste de changement après la crise que nous traversons. Nous avons besoin de lits de soins intensifs en Belgique et de services d’urgence qui ne vivent pas d’une médecine générale alimentaire. Il s’agit de faire des évaluations qui tirent leurs conclusions de la science et de la conscience, et non d’un espoir non avoué de préservation de privilèges. Ou de la peur du changement.

Dr Lawrence Cuvelier

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(*) Les « Accountable Care Organizations » sont des entités créées dans le sillage de l’ »Affordable Care Act » promulgué en 2010 par Obama dans le but d’améliorer la couverture santé des Américains. En gros, elles consistent en des groupements volontaires de MG et de confrères de l’hôpital, voire du médico-social, s’engageant sur l’amélioration du service rendu à une population locale. Tous sont liés par un contrat avec un financeur (l’assureur public Medicare, suivi par endroits par des assureurs privés). Il y a un objectif commun de maîtrise des dépenses via l’optimisation du parcours des patients et de la coordination entre professionnels. Leurs acteurs s’engagent collectivement sur un budget virtuel par patient. S’il y a des bénéfices, ils sont partagés avec les prestataires ; s’il y a des dépassements, l’ACO rembourse une partie des pertes financières au payeur.