LE CHAUDRON DE LA MÉDECINE

Dr Lawrence Cuvelier

Un billet d’humeur du Dr Lawrence Cuvelier, vice-président du GBO,
publié le 10/06/2022

Notre profession nous confronte sans cesse à la complexité, que ce soit dans le décryptage des plaintes et symptômes, dans la mise en forme d’un diagnostic ou dans la bonne conduite d’un traitement. Parmi les défis que nous avons ainsi à relever, un des plus grands consiste à explorer et à identifier les causes des maladies et les moyens de les éviter. On pourrait s’arrêter aux causes immédiates mais en fait, on en arrive vite à un enchaînement de pourquoi. Il a fait un infarctus car son artère coronaire droite s’est bouchée. Mais pourquoi s’est-elle bouchée ? S’enchaînent alors les explications physiopathologiques auxquelles se mêlent rapidement d’autres qui ont à voir avec le psychisme (il était très stressé ces derniers temps) ou avec d’autres déterminants de la santé comme l’environnement (toutes ces saloperies que l’on retrouve dans nos assiettes). Au généraliste de naviguer entre toutes ces explications !

Dans un grand chaudron versez une portion de somatique, une bonne rasade de psychique et nappez d’environnement. Il ne reste qu’à faire confiance au cuistot-généraliste et espérer que le mélange soit digeste.

À ma droite, le corps. À gauche, l’âme. Les paris sont ouverts !

Le généraliste se trouve parfois confronté à des versions très mécaniques qui excluent tout autre type d’explications et l’invitent à se borner à la surveillance exclusive des paramètres biologiques. A l’opposé, il rencontrera un investissement massif dans une causalité psychique ignorante des autres facteurs. Voici une réflexion de Ly Thanh Huê* : « La pauvreté de la vie fantasmatique rend des personnes inaptes à intégrer les traumatismes psychiques autrement que sur un mode somatique. … De la cause psychique vers son effet somatique se dessine alors un modèle linéaire, l’image d’une énergie et de son hydraulique : ce qui ne passe pas dans le psychisme, qui ne s’y transforme pas et ne s’y métabolise pas, passe dans le corps. Cette idée peut paraître simple et séduisante car commode pour la pratique face à certains faits cliniques. »

Depuis des siècles, les médecins se disputent sur cette dualité corps et âme, divisés entre partisans et adversaires de la primauté de l’esprit sur le corps. Notre passé platonicien y est pour quelque chose, largement influencé par le christianisme et la pensée de Saint-Augustin. Descartes pensait avoir trouvé le raccord entre les deux dans la glande épiphyse, celle qui sécrète la mélatonine, l’hormone de la régulation du sommeil. Les performances de l’imagerie médicale actuelle permettent de voir plus clair mais sans pour cela mettre un point final à ce dualisme qui prend l’allure d’un tournoi sans fin où les chevaliers de la cause matérialiste affrontent les tenants de l’âme. Ce genre de débat semble stérile, car si on peut démontrer dans certains cas l’existence d’un lien entre état psychologique et maladie, le plus souvent notre expérience nous pousse à faire une corrélation non démontrable dans une histoire clinique. Il existe une cardiomyopathie spectaculaire arrivant le plus souvent chez les femmes ménopausées qui se nomme le syndrome de Takotsubo, ou « cœur brisé », dont la seule étiologie est un stress psychique intense. Mais le plus souvent, nous naviguons dans un paysage brumeux parsemé d’hypothèses.

Extension du territoire de la lutte

A côté du soma et du psy, une autre grande cause possible de maladie est liée à l’environnement. Au XIXe siècle, un combat homérique opposait les partisans des causes microbiennes à ceux qui prétendaient que seules les conditions de vie importent pour expliquer la survenue des maladies. Cela s’est terminé par une défaite des derniers sans pour cela que leurs observations aient perdu toute pertinence, car elles montraient bien qu’il faut un milieu favorable aux micro-organismes pour que la maladie se propage. Aujourd’hui, des progrès considérables en médecine ont permis d’identifier les causes de maladie liée à l’environnement et aux habitudes de vie, par exemple en identifiant des agents pathogènes comme le plomb, l’asbeste, le tabac ou la silicose. La médecine préventive et les lois protégeant la salubrité ont eu ainsi un impact majeur. Mais le lien entre les pathologies et les facteurs environnementaux est très difficile à établir car, pour ce faire, il faudrait résoudre l’équation d’une combinaison d’agents et de leurs doses : alors qu’il est déjà presque impossible de prévoir l’effet de la prise rapprochée de 6 ou 7 médicaments, comment venir à bout de l’énigme épidémiologique posée par les centaines de milliers de produits chimiques introduits dans nos vies depuis un siècle tout au long d’une vie dont en outre la durée s’allonge ?

Mort au doute !

On le voit, les effets sur la santé des troubles psychiques et des facteurs environnementaux génèrent bien des incertitudes, ce qui devrait conduire les soignants à la prudence et à un discours pondéré. Cependant, alors que le discours scientifique conduit toujours à des incertitudes, elles-mêmes sources de nouveaux progrès, nombre de nos contemporains ne peuvent tolérer le doute et se jettent dans une recherche effrénée de certitudes. Par le passé, le discours rationnel n’expliquait pratiquement rien, c’était le discours religieux qui donnait le pourquoi aux aléas de la vie. De nos jours, bien des âmes tourmentées fuient le réel oppressant pour trouver La Solution et L’Explication Globale, celle qui en finira avec la peur de la maladie et de la mort et vous embarquera vers Cythère ou le pays des Lotophages**. La médecine hippocratique a introduit il y a 2500 ans la théorie des équilibres des fluides, basée sur les 4 éléments : si vous étiez chaud et humide comme l’air, vous étiez sanguin, ou sec et froid comme la terre, vous étiez bilieux et sujet à la mélancolie. Après avoir en vain aspiré des hectolitres de sang pour rééquilibrer les humeurs (les saignées, c’était le bon temps !), toutes ces images poétiques ont été abandonnées au 19e siècle.

Pourtant, le 21e siècle n’est pas à l’abri de théories funestes qui ont souvent des origines anciennes et que l’épidémie de Covid-19 a fait prospérer. Le grand retour à la nature et à la plénitude possède un charme évident tant qu’il ne propose pas en arrière-fond une sorte de vie éternelle triomphant de notre condition de mortel. L’inquiétant est que cette fuite en avant n’épargne pas des gens très éduqués et même des soignants. Nous nous trouvons bien désarmé quand des confrères participent à ce mouvement. Nous pouvons certes discuter des faits, mais qu’il est hasardeux de s’aventurer sur le terrain des croyances ! Seule une écoute bienveillante, sans jugement catégorique, permettra de préserver l’alliance thérapeutique, mais au prix d’un épuisement mental des médecins. Hauts les cœurs, chers confrères !

Dr Lawrence Cuvelier

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* Penser l’esprit à travers la matière ? Une problématique singulière : le diabète – Ly Thanh Huê

** Peuple légendaire mentionné dans l’Odyssée et qu’on localise généralement en Afrique du Nord, sur la côte tripolitaine, ou dans l’île de Djerba (golfe de Gabès). Selon Homère, les Lotophages tiraient des fleurs du lotus une boisson qui faisait perdre aux voyageurs jusqu’au souvenir de leur patrie.