LE BONHEUR DE DONNER ?

Dr Lawrence Cuvelier

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Un billet d’humeur du Dr Lawrence Cuvelier, Vice-PrĂ©sident du GBO/Cartel, publiĂ© le 24/03/2023.

Pourquoi les professionnels de santé et en particulier les généralistes s’infligent-ils des conditions de travail “de dingue” et sans se plaindre (même si actuellement griefs et revendications se font plus apparents) ?

Pendant 35 ans j’ai travaillé de manière pittoresque dans les Marolles, dans un petit quartier en plein cœur de Bruxelles, nommé la Samaritaine. J’y recevais des patients très marginaux qui vivaient dans des conditions d’une précarité extrême. À l’âge de 50 ans, la plupart étaient déjà des vieillards, traînant derrière eux un parcours de vie chaotique : enfant placé, ancien légionnaire, gens “nés dans la rue”. Je me souviens d’un patient au physique loin d’être avantageux qui avait fait la moitié de la transformation transgenre. Il s’habillait tantôt en homme, tantôt en femme, mais dans un quartier où il y avait “de tout” il était toléré. Un jour, il m’a demandé pourquoi on faisait “tout ça”, il ne comprenait pas notre accueil, notre accessibilité, notre ouverture tellement éloignée des standards de son existence où tout, absolument tout se payait. Difficile à justifier, notre action était souvent vouée à un succès plus que mitigé sur le plan médical. À l’époque, on a dépisté et soigné pas mal de personnes atteintes de tuberculose mais, face à une usure prématurée, l’essentiel de notre action était basé sur la rencontre et le soutien. Ce patient qui s’étonnait de notre dévouement a été retrouvé assassiné trois mois plus tard, un tournevis planté dans l’œil.

Il existe une balance entre d’une part les puissants moteurs motivationnels du prestige professionnel et de la satisfaction tirée de la reconnaissance des patients qui permettent au médecin de survivre dans un univers défavorable, et d’autre part les forces antagonistes qui ont pour noms le manque de temps, la surcharge administrative et le mécontentement des patients.

Tableau de médecin : impressionniste ou surréaliste ?

Alors qu’est-ce qui pousse la plupart d’entre nous Ă  travailler comme des acharnĂ©s, avec des horaires d’horreur ? La principale motivation est le sentiment d’utilitĂ©, parfois d’être indispensable. Cette notion de personne providentielle est Ă©videmment un ressenti du patient plutĂ´t qu’une vĂ©ritĂ© statistique. Si la reconnaissance des patients est un puissant stimulant, un certain nombre d’entre eux peuvent faire preuve d’une agressivitĂ© pĂ©nible Ă  supporter. En outre, si on observe notre mĂ©tier sous l’aspect des assuĂ©tudes, c’est-Ă -dire d’une activitĂ© qui perturbe nos relations sociales, notre santĂ© mentale et physique, notre vie familiale, peu d’entre nous peuvent se dire indemnes de ces “effets secondaires”. Heureusement, la gĂ©nĂ©ration des jeunes mĂ©decins semble plus soucieuse de la qualitĂ© de vie en dehors de la profession mais cela pose la question de la pĂ©nurie de gĂ©nĂ©ralistes.

Pourtant, d’un point de vue objectif, notre combat contre la maladie et la mort pourrait être vu comme sans fondement puisqu’à terme, il est perdu d’avance. Le début de notre formation avec la mise en présence de cadavres devrait toujours nous rappeler la modestie. Un certain nombre de soignants craquent, à l’hôpital comme en ambulatoire, phénomène décrit par un mot bien choisi : le terme “burn-out” provient du langage de l’aéronautique spatiale et s’emploie quand l’étage de la fusée porteuse a brûlé tout son combustible et doit être largué. Souvent, les soignants trébuchent sur des événements insignifiants, une remarque mal placée, un reproche injustifié, des conditions de travail qui se dégradent. Quant aux généralistes, ils vont souvent très loin dans la souffrance avant de craquer, car leur protection sociale d’indépendant est très aléatoire malgré de supposés beaux revenus.

Il existe une balance entre d’une part les puissants moteurs motivationnels du prestige professionnel et de la satisfaction tirée de la reconnaissance des patients qui permettent au médecin de survivre dans un univers défavorable, et d’autre part les forces antagonistes qui ont pour noms le manque de temps, la surcharge administrative et le mécontentement des patients.

Les attitudes les plus fréquentes sont des jugements et des condamnations morales

Nous n’en sommes plus là mais la conception de base reste une faute morale liée à l’absence de volonté et de contrôle sur soi-même. On peut déplorer que de nombreux médecins partagent cette conviction et, sans avoir une formation adéquate sur le sujet, se permettent des jugements ou des attitudes thérapeutiques parfaitement inadéquates. Une fois les prises de positions affichées, il devient très difficile de leur faire entendre un discours rationnel. Ce sont des attitudes inefficaces et même contre-productives. Il est patent que la guerre contre la drogue déclarée dès 1970 par le président Nixon est un échec désastreux et fait le jeu des trafiquants. Le prix des substances est en effet directement proportionnel aux politiques répressives et inversement proportionnel aux politiques de prévention : plus les trafiquants prennent de risques, plus leurs bénéfices augmentent. Par contre, si les pays prennent des mesures pour soigner les personnes dépendantes, les prix des substances diminuent pour conserver la “clientèle”. Les discours les plus radicaux font donc les affaires des narco-trafiquants et comme ceux-ci disposent de moyens illimités, on peut se demander s’il n’y a pas là un vrai paradoxe car leurs pertes liées à la répression représentent environ 10% de la production, une perte que n’importe quel industriel peut gérer sans difficulté.

Pour que les médecins se sentent bien

La mauvaise organisation des soins de santé est aussi un facteur d’insatisfaction. On connaît l’exemple classique de l’encombrement des services d’urgence par nombre de gens qui ne devraient pas y être, avec des urgentistes obligés de gérer des problèmes qui ne relèvent pas de leurs fonctions, amenés par des patients pressés et impatients mais qui ne répondent pas au critère d’urgence vitale, tout cela parce que les hôpitaux ne peuvent négliger cette source de revenus, alors que les généralistes éprouvent de grandes difficultés à organiser une permanence des soins. À force de demander aux médecins de remplir des fonctions multiples et de pallier des déficits sociétaux par la rédaction de montagnes de paperasses, tout ce qu’on gagnera, c’est la lassitude des soignants.

Pour que les médecins se sentent bien, il faut qu’ils puissent exercer dans un univers cohérent, qu’ils ne soient pas obligés de remplir des tâches que d’autres pourraient aussi bien remplir à leurs places, ni qu’ils se sentent acculés à rejeter des propositions rationnelles par peur de perte de revenus. Une bonne organisation des soins ne devrait pas avoir d’impact sur ceux-ci et c’est le rôle des syndicats de veiller à cet équilibre.

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Dr Lawrence Cuvelier