L’AUTONOMIE SUR COMMANDE
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Un billet d’humeur du Dr Lawrence Cuvelier, Vice-Président du GBO/Cartel, publié le 17/02/2023.
Sois autonome ! Sublime injonction, but ultime de toute démarche éducative et soignante, ou slogan d’un piège pervers ?
Pour les services sociaux, soyez autonome ! Pour les services psychiatriques, visez l’autonomie ! Et pour les soins de santé, prenez votre santé en charge ! Bien sûr, ce beau programme est cruel pour les patients inguérissables, pour les personnes âgées porteuses de fragilités multiples, et pour tant d’autres encore. Et puis, c’est aussi une illusion car la véritable autonomie est impossible et derrière ce concept se cache une idéologie productiviste.
Quand l’enfant paraît, il est évidemment totalement dépendant de son entourage, de même que quand une personne devient grabataire. Quand les parents éduquent leurs enfants, ils leur apprennent plus à changer de dépendance qu’à être “autonome”. “Ceux qui ont reçu des soins jusqu’à ce qu’ils aient des dents se doivent de prendre soin de ceux qui vont perdre les leurs”, dit un proverbe africain. Les parents connaissent leur finitude, ils savent qu’ils disparaîtront avant leurs enfants, ils doivent donc les diriger vers une dépendance au travail qui leur assurera un avenir. Oui, une dépendance car c’est une vue de l’esprit de dire que, quand on travaille, on est autonome.
Quand on soigne des maladies chroniques, des patients grabataires ou âgés, on sait que cette fable moralisatrice est culpabilisante et d’une totale inefficacité devant la réalité concrète de leur souffrance.
Être autonome, tout seul ?
Opposer le terme d’autonomie à celui de dépendance est une erreur sémantique. Dans le radical “-nome” on retrouve le terme équivalent norme, un être autonome se crée ses propres normes (on peut inverser le même raisonnement pour anomalie et anormale). En fait, le contraire d’autonomie est hétéronomie : la norme vient de l’autre, le grand Autre qui fonde les normes d’une vie en société ou le petit autre qui peut être aussi bien un dictateur que le résultat d’un processus démocratique.
S’imaginer qu’on peut être totalement autonome, se créer ses propres règles à soi tout seul ne peut produire que de l’individualisme, un individualisme qui est lui aussi une illusion. En fait, notre capacité de décider se déploie toujours dans un cadre terriblement normé. Nous sommes tous dépendants les uns des autres, d’une foule d’anonymes, ceux qui récoltent le blé, ceux qui le transforment en farine, ceux qui en font du pain, ceux qui produisent l’électricité, ceux qui la distribuent, ceux qui veillent sur le réseau internet ou encore ceux qui lancent des satellites GPS pour que nous trouvions notre chemin. La réalité est que nous n’avons jamais été aussi dépendant les uns des autres et nos problèmes ne pourront se résoudre que de manière collective. Cependant, c’est une dépendance invisible, imperceptible, différente de celle qui jadis rendait possible qu’un village vive en autarcie parce que chacun savait ce qu’il devait à son voisin. Il y a dans nos tendances à privilégier les circuits courts une tendance à se réapproprier nos dépendances, mais celles-ci sont limitées.
Quand je parle d’autonomie, mes patients me disent « au secours » !
Dans les soins de santé au sens large, il s’agit de passer d’une dépendance visible à une dépendance invisible. C’est grâce à cette dépendance invisible que le coureur sans jambes qui, au terme de tout un processus de soins au sens large, participe aux jeux Olympiques, nous conforte dans l’idée que l’on peut vivre comme un autre malgré un handicap ou une maladie. Dans le domaine des assuétudes, un discours dominant (non validé) claironne que l’on peut vivre sans produit et on rencontre souvent des personnes ou des institutions qui imposent un programme de soins-sevrage culpabilisant. Il serait plus sain d’envisager ce problème sous l’angle du visible et de l’invisible, tant sur le plan social que médical. Il y a des années, nous avions travaillé le concept d’autonomie et des médecins m’avaient rapporté “quand je parle d’autonomie, les patients me disent au secours”. Que nos patients soient dépendants de nous, physiquement ou psychologiquement, ne devrait pas être stigmatisé, même si certains intervenants nous font des gros yeux (ce n’est pas dans la ligne du parti aurait-on dit en d’autres temps). Pour ces moralistes, l’important n’est pas que le patient passe d’une souffrance à un soin, l’important est que ce soin ait des limites dans le temps, la dépendance au soignant ou au soin devenant une faute morale. Quand on soigne des maladies chroniques, des patients grabataires ou âgés, on sait que cette fable moralisatrice est culpabilisante et d’une totale inefficacité devant la réalité concrète de leur souffrance.
Que l’on ne méprenne pas, il n’est ici pas question d’un réquisitoire contre la prise en main par le patient de son traitement et de sa propre santé. Qu’il s’agisse de prévention primaire ou secondaire ou de suivi de traitement, il est évident que, par rapport à l’époque “paternaliste”, la participation du patient à son traitement est un progrès mais c’est plus une forme limitée d’indépendance qu’une réelle autonomie, on reste dépendant de machines ou d’avancées technologiques. Il y a 30 ans, un patient atteint de thrombose profonde devait séjourner à l’hôpital avec une perfusion d’héparine. Aujourd’hui, il s’injecte lui-même une héparine à bas poids moléculaire : c’est une émancipation par rapport à la structure de soins, devenue contournable grâce aux progrès techniques et pharmaceutiques, mais ici encore, on modifie les dépendances, on ne s’en affranchit pas.
Conditionner le soin à l’autonomie du patient ?
Nous utiliserons encore ce terme d’autonomie à mauvais escient et on peut déplorer que certains intervenants médico-sociaux s’en servent comme prétexte pour rester vissés à leurs chaises. “C’est au patient de faire une démarche pro-active”, belle excuse pour ne pas se bouger. Pour les soins psy, c’est au patient de demander de l’aide, il doit prouver sa motivation sinon le soigner serait dénué de fondements. Et l’institution de s’enorgueillir d’une sorte d’affranchissement du paternalisme. Il est pourtant courant que des médecins généralistes fassent un travail psychothérapeutique sans avoir attendu de la part du patient une “demande” explicitement formulée, comme il leur arrive de téléphoner pour lui à un avocat ou à un service social, au risque de se faire accuser de ne pas le rendre A-U-T-O-N-O-M-E.
D’après Jean-Michel Longneaux (1), cette injonction à l’autonomie est un piège issu de l’individualisme ambiant et s’inscrit dans une idéologie productiviste (ceci est une autre histoire). Comme soignant, nous avons souvent à sortir des tâches qui nous sont assignées, et le GBO/Cartel continuera à défendre cette vision altruiste.
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Dr Lawrence Cuvelier
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(1) Dans le colloque international l’intergénérationnel au prisme de l’autonomie et des dépendances, JM Longneaux Professeur à UNamur