L’ALTÉRITÉ SANS INVECTIVE

Dr Lawrence Cuvelier

Un billet d’humeur du Dr Lawrence Cuvelier, vice-président du GBO,
publié le 11/03/2022

L’homme vit avec une (certaine) dose de protectionnisme, de peur rémanente de la dissemblance. Ce qui est différent nous menace. De récents discours populistes, proférés par des leaders sans nuances, ont exacerbé les comparaisons. À l’échelle belge, il est constructif de pouvoir dialoguer sans invective avec nos alter egos syndicaux, les cercles et les milieux scientifiques. Les généralistes y gagnent.

Il ne se passe pas un jour sans que vous ne voyiez ou n’entendiez clamer les vertus du local, du proche et de l’entre-soi. Quel que soit le pays concerné, vous n’échapperez pas au produit qui arbore fièrement un drapeau national sur son emballage.

Si, bien sûr, il est totalement absurde de chercher des fraises au Tibet dans le village bien connu de Tintin, Wei-Piong, pour des raisons écologiques et gustatives, il existe en-dehors de ces justifications écologiques un mouvement de fond troublant que l’on appelle le souverainisme. Cette notion a connu un essor au 19e siècle avec l’État-Nation – concept désignant la juxtaposition d’un État en tant qu’organisation politique, à une nation, c’est-à-dire des individus qui se considèrent comme appartenant à un même groupe. Avec à gauche une conception de l’état solidaire et redistributif et à droite une vision de la nation caractérisée par des éléments culturels homogènes (histoire, culture, langue, religion) (*). Il faut chasser l’impur…

Ces notions ont largement perdu en puissance à l’issue de la seconde guerre mondiale tandis que l’avènement de structures collectives et supranationales – ONU, Union européenne… – a largement contribué à l’amélioration du niveau de sécurité et de vie des citoyens.

En Europe, nos tables et nos cultures se sont allégrement mélangées. Les Italiens ‘importés’ en grand nombre dans les années 50, taxés à l’époque de ‘macaronis’ et parqués dans des baraquements, ont fini par apporter du soleil dans nos cœurs et des saveurs dans nos assiettes. Pourquoi en serait-il différemment pour nos soins de santé ? Les cultures se mélangent, des comparaisons, des stigmatisations et des jugements entre systèmes de santé se font jour. Bien des mythes tournent autour de la primauté du “chez soi” dans les soins de santé d’un État…

Se concerter depuis longtemps…

Au début de la crise covid, les autorités européennes se sont entendues pour négocier conjointement un prix avec les multinationales pharmaceutiques afin de garantir une plus grande disponibilité des vaccins. Quel aurait été le poids de la Belgique, isolée, dans des négociations ? Nous sommes une usine à vaccins dans le monde. Nous n’aurions eu qu’à courber l’échine face aux menaces de délocalisations. Il est dommage que la santé n’ait pas fait l’objet plus tôt d’une concertation européenne.

Pourquoi la notion d’autarcie – « nous vivrons mieux grâce à nos propres ressources » -, si chère à nos grands voisins comme la France et le Royaume-Uni s’est-elle aussi propagée chez nous, particulièrement dans les régions ? La démocratie locale a bien évidemment des avantages. Elle perçoit et contrôle des réalités de terrain bien mieux que ne pourrait le faire un lointain fonctionnaire. Mais elle peut être le jouet ‘d’arrangements locaux’ qui privilégient l’intérêt de quelques-uns au détriment du bien commun.

Nous avons constaté les tristes dérives dont la Wallonie a été le théâtre, des fonds publics ayant enrichi certains politiciens du coin. En matière hospitalière, la politique locale consiste surtout à acheter un plus bel appareil que celui de l’hôpital d’en face, avec des arguments éculés dignes des guerres de religion.

Cocorico malvenu ?

En réalité, si les bienfaits des lois et règlements internationaux sont multiples et irréfutables, personne ne se pose réellement en défenseur de ces valeurs. Il est bien plus opportuniste d’en rappeler les travers, réels ou imaginaires. Cela réveille en nous ce réflexe de protection et cette peur de l’altérité : ce qui est différent nous menace. Les différents discours populistes ont fait grimper les marches du pouvoir à des Bolsonaro et des Trump, qui ont sur la conscience des dizaines de milliers de morts via leur gestion désastreuse du covid. En tant que médecins, nous devons chaque jour patiemment écouter des discours anti-vax que cette frange de leaders affectant de soutenir les intérêts du peuple a portés au sommet.

Alors que le ministère flamand de la Santé, à l’instar de tous ses autres collègues, a commis de nombreuses erreurs, e.a. dans la gestion de la crise, la mode est de prétendre qu’il ferait mieux que le Fédéral.

Quoi de plus irrationnel que de penser que, parce que nous faisons quelque chose, nous le faisons mieux que les autres ? Pourtant, on retrouve cette fierté plus ou moins déplacée dans une partie du discours flamand sur la sécurité sociale (comme c’est le cas dans des discours wallon ou bruxellois sur d’autres sujets). Alors que leur ministère régional de la santé a incontestablement commis de nombreuses erreurs (comme en ont commis tous les autres gouvernements, fédéral et régionaux), essentiellement pendant la crise, la mode est de prétendre qu’il ferait mieux que le Fédéral. Sans même envisager l’aspect kafkaïen que cette réforme aurait sur Bruxelles et sa périphérie, la concurrence entre des protections sociales différentes, que souhaitent certains politiques du nord du pays, pourrait s’avérer néfaste. Déjà maintenant, des chauffeurs de camion roumains envahissent nos routes car il est moins cher de payer en salaire roumain, mais avec une sécurité sociale moindre pour les travailleurs. Que dire si les droits, traitements et remboursements des assurés sociaux belges se différencieraient à quelques dizaines de kilomètres près, voire au sein de la même région (car pour certains politiques, les deux systèmes coexisteraient à Bruxelles) ?

Une autre vision du MG

Il faut cependant le reconnaitre : la médecine générale se voit conférer une autre place au nord du pays. Les universités y enseignent le métier de généraliste avec bien plus de considération et les patients y coûtent sensiblement moins cher car ils ont davantage recours à la première ligne sans concurrence outrancière de la seconde. Ils prestent également plus d’heures par semaine et consacrent moins de temps par patient (**).

Puissions-nous nous enrichir de nos différences respectives plutôt que de les monter en épingle ! Au sud, les généralistes ont, par exemple, comme plume à leur chapeau d’avoir organisé des postes de garde moins coûteux et beaucoup plus rapidement opérationnels sur la majorité du territoire franco- et germanophone.

Il est impossible de prévoir, dans notre pays surréaliste, comment les choses vont tourner. Néanmoins, en notre qualité d’organisation professionnelle, il est instructif et constructif de pouvoir dialoguer sans invective entre alter egos syndicaux, avec les cercles et les milieux scientifiques. Les médecins généralistes y gagneraient…

Dr Lawrence Cuvelier

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(*) d’après Emmanuelle Reungoat, maitre de conférences à l’université de Montpelier

(**) Quelques remarques sur les différences Nord Sud, par le Dr Pierre DRIELSMA, médecin généraliste et représentant du GBO/Cartel dans les commissions de planification (fédérale et communautaire) – février 2022.