FAUT QUE ÇA CHANGE

Dr Lawrence Cuvelier.
Un billet d’humeur du Dr Lawrence Cuvelier,
vice-président du GBO/Cartel, publié le 06/10/2023.

Le poète dit que la femme est l’avenir de l’homme. Mais sans femme, son avenir c’est le home.

Charles rentre chez lui les bras chargés de commissions. Il est souriant et fier de lui car il a songé à un bouquet de fleur pour sa femme. Alors il ne comprend pas son air navré. Odette l’avait chargé de faire les courses de ménage et il a bien acheté les protéines, viande rouge et charcuterie mais, dans son enthousiasme, il a oublié les légumes. Il a bien acheté le vin mais il a oublié le café et le sucre. Il a acheté deux croissants mais oublié le pain. Il a acheté la cire pour lustrer sa voiture mais oublié le papier WC et le dentifrice. Odette, Madame de Crécy, a du mal à cacher son agacement. Certes, Charles a été un soupirant assidu et elle a succombé à ses charmes, mais en tant que mari, il n’a aucune idée de la charge mentale que représente une maison. Pour lui, gérer l’intime et le confort se résume à quelques détails dont il ne se soucie que de très loin. Il pense noble de parler carburateur et chevaux de son automobile mais trouve les conversations féminines sur les casseroles et les chiffons aussi exotiques que les mœurs des trobriandais. Sans oublier l’éducation de leur fille, Gilberte. Charles est tout ému de la voir sourire près du bouquet d’aubépine, mais quant à ses états d’âme, il n’en a qu’une très vague idée. Déçu de l’accueil de son épouse, Charles s’en va retrouver ses amis, ce qui empêchera le petit Marcel de recevoir un baiser de sa mère.

Un passé … pas si passé …

Traditionnellement, c’est la femme qui veille aux mille tracas quotidiens d’un foyer, la cuisine, la lessive, les enfants, le ménage, la gestion de la maison. Il me revient que lors du décès de son épouse, un redoutable professeur d’université ne savait pas comment faire un virement ou un chèque et s’est retrouvé échoué comme un naufragé dans sa propre maison. Comme généralistes nous voyons surtout des veuves qui en général s’en sortent très bien mais tout se complique si c’est un homme qui se retrouve seul. Il n’a souvent que deux solutions, soit se placer dans un home, soit trouver une épouse plus jeune qui a tout intérêt à ne pas s’imaginer être courtisée pour ses seuls charmes. La transition sociologique remonte aux années 1960 et 1980, époque où les femmes sont rentrées dans le marché du travail sans pour cela que leur statut domestique change. Le livre d’Annie Ernaux « La femme gelée » décrit fort bien le mésamour d’un homme séduisant et habile manieur de mots mais incapable d’empathie vis-à-vis de sa femme réduite à assumer la cuisine, un art qu’elle n’avait pas appris car elle avait été élevée dans un milieu où les stéréotypes d’inégalité de genre n’avaient pas cours.

Vers 2002, quand je me suis investi dans la défense de l’intérêt collectif par le biais des cercles de médecine, j’ai été abasourdi par l’attitude des médecins plus âgés, qui défendaient encore et toujours une médecine 24 heures sur 24, sept jours sur sept, n’acceptant qu’avec beaucoup de réticence l’idée de mutualiser les responsabilités par la constitution de postes de garde. « On a toujours fait comme cela », tel était leur argument péremptoire et ultime pour prôner leur modèle de pratique. Derrière ces « grands hommes », médecins adulés, il y avait une femme, qui en plus des tâches ménagères assurait le secrétariat et l’accueil téléphonique des patients, qui les rassurait et ménageait leurs angoisses. Nous, nous étions d’une génération qui avait développé un autre modèle, basé sur la coopération organisée en pratiques de groupe mono ou pluridisciplinaire. Sortie dans les années 80, cette génération avait commencé à professionnaliser la mise en commun des ressources et amorcé une transition dans le partage des tâches domestiques. Mais les obligations des femmes restaient bien plus pesantes que celles des hommes et elles demeuraient sous-représentées dans les organes de décision en matière de santé. Il faut saluer la génération actuelle qui œuvre pour une répartition plus harmonieuse des tâches et une charge de travail plus raisonnable, par exemple via les temps partiels.

On nous reproche parfois d’être une gérontocratie : c’est blessant et surtout fondamentalement injuste au vu des conditions de travail syndical actuelles qui pénalisent les femmes et les jeunes.

Tous uni.e.s dans l’épuisement

Il y a tant de situations où la charge mentale est très lourde à porter. Vous ne voyez pas ? Allons, un petit effort. La dame à qui vous avez donné votre numéro de portable car son mari est en phase terminale et qui téléphone à 11 heures du soir, le monsieur qui a besoin d’un médicament en urgence car il vient de se rendre compte que sa boîte est vide, l’appel qui vous prend 20 minutes d’attente et 4 saisons de Vivaldi pour joindre le spécialiste et mendier un rendez-vous urgent alors que dans la salle d’attente bondée un patient houspille l’accueillante car il se prend pour le seul vrai malade, les résultats que vous n’avez pas encore eu le temps de voir, ou pire, le quinquagénaire anxieux des résultats de sa coloscopie que vous avez fait patienter avec un imprudent « pas de nouvelles, bonne nouvelle » et votre effroi en découvrant qu’une lésion hautement suspecte a été détectée, la routine quoi ! Sous cette charge mentale élevée, le médecin, et pire encore, la médecin, n’en peuvent plus. Culpabilisé-es par leurs manquements, submergé-es par leurs émotions, rongé-es par un sens suranné du devoir et victimes d’un surmoi vengeur, nombre de médecins scrupuleux/ses sont anéanti-es ou deviennent des chevaux fous qui galopent n’importe où.

Faut que ça change !

Féminisation et nouvelles façons de concevoir la profession constituent une mutation sociologique qui nous confronte à deux défis : d’une part celui du renouvellement des forces de travail (l’âge moyen des médecins en activité tourne autour de 50 ans), et d’autre part celui de la représentation médicale assumée majoritairement par des seniors en majorité mâles ce qui n’est pas très démocratique mais probablement inéluctable à moins que nos gouvernants, (par la grâce du Saint-Esprit ?), reconnaissent le rôle indispensable des syndicats pour maintenir un peu d’humanité dans les soins de santé, fassent des propositions financières exceptionnelles pour valoriser un travail souvent bénévole et planifient la possibilité de faire des réunions qui ne se terminent pas à une heure du matin. On nous reproche parfois d’être une gérontocratie : c’est blessant et surtout fondamentalement injuste au vu des conditions de travail syndical actuelles qui pénalisent les femmes et les jeunes.

PS : Les trobriandais sont les habitants d’un atoll coralien à l’est de la Nouvelle-Guinée

PS bis : Vous avez remarqué que le mot « victime » est d’office féminin ?