.Un billet d’humeur du Dr Lawrence Cuvelier, président du GBO/Cartel, publié le 15/01/2025.
Les billets repris dans la rubrique « Grains à moudre » témoignent des opinions personnelles de leur auteur (et n’engagent que lui), sans nécessairement refléter la position du GBO/Cartel.
Épochè : Suspension du jugement chez les philosophes sceptiques grecs. Chez Husserl, méthode d’analyse philosophique qui consiste à suspendre tout jugement concernant la réalité du monde. Et chez les médecins ?
Vous rappelez-vous votre état d’esprit le jour où vous êtes devenu officiellement médecin ? Joie et fierté, soulagement aussi après des années d’efforts. Et votre trac quand le premier patient a poussé la porte de votre cabinet ? Mais là, patatras ! Qu’est-ce qu’elle raconte cette dame ? Et ce barbu, qu’attend-il de moi ? Ça ne ressemble en rien à ce qu’on m’a appris ! Cruelle irruption du réel dans le savoir académique ! La distance entre la théorie et la pratique, on croyait l’avoir franchie avec les stages en milieu hospitalier … illusion !
Fort heureusement, ce tableau tout-à-fait réaliste pour les plus anciens d’entre nous, jetés sur le terrain seuls et naïfs au sortir de leur cursus, est devenu une caricature depuis les réformes des études en MG avec assistanat et spécialisation. Fini le temps où notre formation était exclusivement assurée par des enseignants qui n’avaient jamais exercé la profession d’omnipraticien (oserais-je dire qu’ils n’avaient souvent aucune idée de ce que cela représentait) et donnaient leurs cours comme s’ils ne s’adressaient qu’à des futurs spécialistes.
Quand nous avons devant nous quelqu’un qui sort de notre cadre, c’est le moment de sortir notre épochè.
Nous n’en sommes donc plus à la période où de jeunes médecins sont envoyés en pleine campagne sans aucune expérience pratique comme Mikhaïl Boulgakov le décrit si bien dans « Récits d’un jeune médecin » (à lire absolument), mais se frotter au réel demeure une expérience marquante et nous fait comprendre que seule la pratique fait de nous de véritables médecins généralistes. C’est que la confrontation à l’humain ne se réduit pas à des équations (même les maladies se présentent rarement comme dans les livres, alors les humains …). Le monde vivant est en constante évolution (même les bactéries s’adaptent à une vitesse stupéfiante, alors …). Le savoir, débordant comme un torrent de montagne, doit être canalisé : toute plainte rhumatismale ne signe pas un lupus disséminé, une infection urinaire chez une jeune femme ne nécessite pas d’investigations poussées, aucun patient ne correspond intégralement à une description de cas clinique.
Juger ou soigner, il faut choisir
Au-delà du « bon sens clinique », il est une autre qualité majeure du « bon médecin » : apprendre à ne pas juger. Ne pas juger les comportements, ne pas se draper dans sa morale. Pas évident de ne pas juger, quand beaucoup de maladies chevauchent des problématiques sociales ou psychologiques, mais cela ne justifie pas que les patients qui en souffrent soient ceux qui subissent le plus de traumatismes de la part des soignants. Il faut résister à la facilité des clichés qui associent l’obésité à une absence de volonté, l’alcoolisme et la toxicomanie à des tares morales, et la dépression à une complaisance passive dans la victimisation. Trop souvent, on rencontre des patients blessés par des remarques inopportunes, souvent en service d’urgence, en fait dans tout type de pratique. Personne n’est à l’abri de préjuger, c’est-à-dire de prendre des raccourcis de pensée qui semblent nous faire gagner du temps mais sont imprégnés par nos émotions, surtout celles nourries des parts les plus sombres de notre inconscient. Notre métier consiste à prendre conscience de ces côtés obscurs et à nous dépasser pour reconnaître l’autre dans sa diversité, dans ses travers pourquoi pas mais dans aussi ses beautés, et ça, ce n’est pas toujours spontané. Il n’est pas donné à tout le monde de se rendre à son travail à vélo, de manger bio, de ne pas avoir de télévision, de lire de beaux livres et de pratiquer du sport, ce n’est pas une raison pour condamner ceux qui n’ont pas eu la chance d’apprendre dès leur enfance ce qui ne leur servira pas. Alors quand nous avons devant nous quelqu’un qui sort de notre cadre, c’est le moment de sortir notre épochè !