« Dieu se rit de ceux qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes » – Bossuet

..Dr Anne Gillet
Une carte blanche de la Dre Anne Gillet-Verhaegen, médecin généraliste et Présidente honoraire du GBO,publiée le 17/05/2024 en réponse à son confrère, le Dr Robin Gueben.

Notre confrère Robin Gueben développe l’interrogation qui le tenaille : « la médecine générale est-elle le plus beau métier du monde ? » et décrit avec dépit les 3 cavaliers monstrueux précédant la Bête de l’Apocalypse, contre lesquels il se débat quotidiennement : le « Patient pénible » capricieux, le « Fonctionnaire forçant, pénalisant et exigeant » exemplaire et le « Soignant sans éthique ni logique », se dédouanant de ses devoirs.
Sa lettre m’a incitée à une réponse à l’éclairage de 40 ans de pratique, dans un contexte de pléthore absolue initialement, puis relative et, aujourd’hui, de pénurie incontestable.

Vision critique du métier de médecin généraliste, fait de rencontres prosaïques ou remarquables, d’exigences (dé)raisonnables des patients, de lourdeurs administratives et (d’absence) de collaboration (inter)professionnelle

« L’impossible » rencontre thérapeutique au contact étroit avec les sentiments et les corps, à la rencontre de ceux qui ne supportent pas patiemment leurs souffrances, ceux que nous appelons pourtant patients. La manière dont se dit aujourd’hui le mal être est médicale. Nombreuses des plaintes exprimées, on les sait interprètes des maux sociaux que sont le chômage, le stress, l’excès de travail, la solitude, la précarité, le mal savoir, le mal éduquer, le mal enseigner, le mal aimer… « Là nous savons que nous avons, à huis clos, affaire à la santé du corps social… » (H. Van Camp).

Dans ce contexte, chacun sait le chemin difficile de la rencontre… révélant toute la difficulté de l’art médical. La confrontation à la maladie a toujours été chose difficile. Mais aujourd’hui certains faits rendent l’exercice de la profession plus difficile humainement.

  • Les études de médecine sont encore trop centrées sur l’approche technique et hospitalière, malgré les efforts remarquables des CAMG/DUMG. Or, c’est bien à la sortie de l’hôpital que l’on prend la mesure de l’impact de la maladie sur la vie familiale, relationnelle, sociale, professionnelle.
  • Ouvrir la porte à l’interaction participative, démarche moderne s’il en est, demande une maîtrise plus approfondie de la relation, plus difficile à assumer et où la souffrance du soignant menace plus volontiers. L’enseigne-t-on assez ?
  • Les généralistes sont confrontés à un monde de plus en plus consumériste séduit par les nouvelles technologies présentées comme progrès universels. Ils se trouvent alors face aux exigences des patients que la médecine leur résolve tout et les préserve de tout échec et tout risque.
  • Les médecins sont confrontés à la société qui leur délègue la gestion des conséquences médicales et sanitaires des drames environnementaux, des drames sociaux suite aux choix économiques d’hypercompétitivité et de dérégulation, des drames humains que sont les guerres, l’immigration …mais qui exige d’eux de gérer ces conséquences au moindre coût.
  • Le recours aux soins urgents ou non, de jour comme de nuit, au moindre problème est le reflet de l’évolution de la société. Tout est devenu immédiat et urgent. La structure actuelle des familles (par éclatement des familles, par migration…) ne permet plus le partage d’expérience des aînés vers les plus jeunes parents. Certaines populations n’ont aucune expérience du concept de première ligne de soins. Les parcours de soins optimaux n’ont pas été organisés formellement.

La question se pose alors : comment soutenir ces travailleurs de première ligne qui « font front », pour leur éviter un burnout dévastateur ?


Le médicament le plus fréquemment utilisé en médecine est le médecin lui-même » !
– M. Balint.

Il faut donc le préserver coûte que coûte !

Nous plaidons pour une formation scientifique, relationnelle, politique, sociale et éthique, pour prendre la mesure des enjeux en présence.

La tâche est difficile. Les polémiques concernant la sur-prescription d’antibiotiques et les certificats suspects de complaisance révèlent-elles la difficulté de rester ferme, capable de résister aux pressions, quelles qu’elles soient, d’où qu’elles viennent ? C’est ici qu’il importe de trouver un équilibre entre interaction participative et fermeté directive, entre souci de l’individu et souci du collectif, « pour faire émerger l’individu là où il n’y a plus assez d’individu et faire émerger le social là où il n’y a plus assez de social ».

Et cela demande du temps. Les négociations médico-mutuellistes ont singulièrement sous-estimé la nécessité de financer ce temps-là. D’autant plus qu’en période de pénurie, prendre le temps est devenu un luxe inatteignable si l’on veut répondre à notre responsabilité populationnelle de permettre à tout Belge d’avoir un médecin généraliste.

Dans ce contexte, la rencontre thérapeutique relève de la gageure. Un chemin, cependant, existe : la confiance réciproque et l’indépendance intellectuelle du médecin.


.
La personne malade trouve avantage à pouvoir faire confiance à un pouvoir compétent, choisi et libéral, qui l’aide fermement à traverser l’épreuve pathologique. Le médecin doit être convaincu que le malade, bien éclairé, a toute liberté pour monter dans le navire qu’il conduit, pour en descendre s’il le souhaite.

– B. Hoerni – 1991

Or cette confiance-là est en crise aujourd’hui dans que chaque lieu d’enseignement, d’éducation et de pouvoir. Et le pouvoir libéral exercé par le médecin est mis en cause. Citons la récente révision de la Loi concernant les droits des patients qui donne accès aux notes personnelles du médecin, son « cerveau écrit ». En déshabillant le prestataire, sous prétexte de transparence, cette loi risque de l’handicaper dans l’exercice de son pouvoir mis au service du patient.

Vision critique du système de soins de santé et des politiques de restriction

La politique de santé est aujourd’hui encore trop dominée par l’impératif budgétaire, avec un « non-système » de soins, régi par les lois du marché et de la concurrence. Or relever le défi de rencontrer les problématiques posées par la santé de la population -en assurant une qualité des soins et en préservant l’indispensable confort professionnel des soignants- ne peut se faire que par une refonte du système.

Depuis sa naissance en 1965, le GBO plaide pour « les meilleurs soins, au meilleur endroit, au meilleur moment, par le prestataire le plus adéquat, au prix juste ». Mais l’incitation à l’échelonnement intelligent des soins est tabou pour plusieurs syndicalistes.

On ne peut pas se plaindre d’un accès direct des patients aux services les plus sophistiqués pour des pathologies qui ne le nécessitent pas, si on combat avec ténacité l’échelonnement des soins, qui a pourtant fait ses preuves d’efficacité et d’équité (B. Starfield – 2004).

On ne peut pas se plaindre d’un recours inapproprié aux salles d’urgences, si le tri en garde avant tout contact avec un prestataire n’est pas revendiqué par tous.

On ne peut pas déplorer le manque de prestataires et alerter sur le risque d’effondrement du système quand on a plaidé le maintien du numerus clausus (NC) alors que certaines professions menaçaient déjà de pénurie.

En 2014, la Ministre Laurette Onkelinx projetait de libérer les professions en pénurie du NC et a été contrée par toute la Flandre et le syndicat adverse au point de devoir retirer son projet. En 2004, la FEF, Ecolo et le GBO ont rédigé un communiqué de presse commun pour alerter sur les menaces de pénurie. En 2012 un débat contradictoire entre GBO et Absym est organisé à l’UCL, le GBO y a dénoncé les risques d’épuisement des prestataires généralistes en pénurie et insistait sur l’utilité de déterminer les missions de chaque ligne de soins et d’évaluer les besoins de la population pour évaluer les besoins en prestataires,.

On ne peut pas avoir refusé d’anticiper la pénurie et aujourd’hui refuser le principe de subsidiarité qui permet de démédicaliser ce qu’il est possible de démédicaliser, en soulageant les prestataires surchargés. Le GBO insiste sur une subsidiarité des soins qui soit négociée avec les prestataires et concomitante à la détermination des missions de chaque ligne de soins, permettant aux 2ème et 3ème lignes de se décharger des actes de médecine générale qu’elles pratiquent encore trop souvent.

Nous saluons la démarche actuelle de la Flandre de limitation des sous-quotas des spécialités trop populaires… dommage que cela ne vienne que maintenant, elle qui a refusé d’entendre les appels du sud du pays.

Par ailleurs, le système de soins de santé contribue à la cohésion et la justice sociale par la solidarité qu’il implique entre tous. Mais on peut craindre que cette solidarité, si elle n’est pas soutenue par une politique adéquate, ne disparaisse. Privatisation de l’assurance pour certains risques et scission de la sécurité sociale sont des menaces sérieuses.

Un syndicalisme pour un soutien des prestataires, qui réduise le risque de leur « démission silencieuse » (ou non)

Notre métier se doit, en plus d’être humanitaire et scientifique, d’être aussi politique. Nous invitons les généralistes à soutenir fermement la démarche politique.
La liberté de pensée et d’action, intimement liée au sens des responsabilités (entre autres, sociales en santé) et de la solidarité, est le plus beau service que les généralistes peuvent rendre aux patients et à la société.

La structuration de la profession, son financement à hauteur de ses missions, sa valorisation intellectuelle et morale, le soutien dans ses missions les plus difficiles au contact des populations fragiles, sont les plus beaux services que nos gouvernants peuvent rendre aux généralistes.