
DE L’ÉQUITÉ PLUTÔT QU’UNE ÉGALITÉ THÉORIQUE
Un billet d’humeur du Dr Lawrence Cuvelier, vice-président du GBO,
publié le 11/02/2022
Le milieu socio-économique, l’éducation ou encore la participation durant l’enfance à des activités sociales et sportives sont autant de puissants déterminants de la morbi-mortalité d’une population.
Un médecin n’a évidemment pas prise sur tous les facteurs de risque, mais peut jouer un rôle décisif dans une approche globale des soins de première ligne. La concertation organisée avec les autres acteurs est un devoir.
Quand on croise des personnes de 50 ans qui, physiquement et mentalement, sont des vieillards, notre cœur de médecin se serre et notre raison se révolte. Comment ne pas se poser de questions devant un patient essoufflé d’avoir gravi une volée d’escaliers quand vous-même ne la sentez pas ? Vous avez attendu sa montée au Golgotha et il vous justifie : « oui mais, Docteur, vous, vous êtes jeune… » alors que vous avez 20 ans de plus que lui…
Nourritures pour le corps et l’esprit
Nous baignons dans une ambiance qui stigmatise les responsabilités personnelles, quand bien même notre système de sécurité sociale est fondé sur une équité dans les soins. On distingue mal les facteurs de risque liés à la précarité et les « fautes morales » dues à de mauvaises habitudes dans l’hygiène de vie. Bénéficier par exemple d’un accès à une nourriture saine exige d’une part la disponibilité de celle-ci, en particulier dans les zones et les populations défavorisées, ainsi que l’accès à l’information sur ce qui est sain.
Plus généralement, le milieu socio-économique, l’éducation ou encore la participation durant la jeunesse à des activités sociales et sportives représentent autant de déterminants extrêmement puissants de la morbidité et de la mortalité de la population. Ce sont ces déterminants qui ont joué un rôle majeur dans l’allongement de la durée de vie dans nos pays.
L’un n’exclut pas l’autre
L’espérance de vie en France au milieu du 18ème siècle atteint 25 ans. En 1800, elle est de 30 ans. En 1810, elle fait un bond et passe à 37 ans grâce à la vaccination contre la variole. Elle atteint 45 ans en 1900 pour aboutir, en 2020, à 79 ans pour les hommes et 85 ans pour les femmes.
A la fin du 19ème siècle et au début du 20ème siècle, une polémique homérique sur les déterminants des maladies s’est produite dans le champ des controverses scientifiques : un affrontement d’écoles, opposant comme explication des maladies infectieuses le postulat bactérien et les conditions de vie, alors que la santé est affaire plurifactorielle et que les deux courants d’idées ne s’excluaient pas. A travers un constat exact, on en tirait des conclusions fausses. De la même façon, le psychiatre Heinroth a introduit au 19ème siècle la notion de maladie psychosomatique. Les deux concepts, s’ils ont été utiles, ont cependant entrainé des dérives idéologiques regrettables. En effet, à force d’être péremptoires et clivantes, les deux théories se sont parfois disqualifiées.
Le GBO/Cartel maintient qu’il vaut mieux se prévaloir de soins équitables que d’une égalité d’accès théorique qui, de facto, écarte les plus fragiles.
Aussi sur les cartes
Depuis lors, les différentes branches de la médecine fonctionnent de manière plus harmonieuse, et la meilleure compréhension de ce qui sous-tend les maladies permet de saisir qu’il n’y a pas de contradiction entre l’épidémiologie et les facteurs de risque microbiens. L’exposition aux facteurs de risque est bien plus importante dans les classes les moins favorisées. Un constat géographique l’illustre bien : dans les villes d’Europe occidentale qui se nichent en plaine, les quartiers populaires se trouvent à l’est des cités, pour la simple raison que le vent dominant vient d’ouest et projette les fumées nocives sur ces parties logées à moins bonne enseigne.
Complexe sous-entend synergies
On pourrait multiplier à l’infini ce type d’illustrations. Le médecin ne peut évidemment pas contrôler tous les facteurs nuisibles à la santé. Son rôle est davantage dans l’intervention curative que dans le soutien général, mais dans les cas complexes, il faudrait être aveugle et sourd pour ne pas capter qu’il peut jouer un rôle décisif dans une approche globale des soins de première ligne. Comment prendre en charge un patient diabétique insulinodépendant s’il vit dans l’extrême pauvreté ? Comment soigner un SDF psychotique si tous les facteurs de réinsertion ne sont pas abordés de manière synergique ? Est-ce que le rôle du médecin est de se retrancher derrière un microscope symbolique, qui exclut les situations complexes de son champ d’activité ?
Classes, fossé, jugements
Le GBO/Cartel maintient qu’il vaut mieux se prévaloir de soins équitables que d’une égalité d’accès théorique qui, de facto, écarte les plus fragiles. Ceci est une question d’argent mais pas uniquement. Le patient a besoin de soutien pour comprendre les mécanismes et la façon de garder sous contrôle une maladie chronique telle que le diabète ou l’hypertension. Les maladies qui n’entrainent pas de désagréments perceptibles sont celles qui font le plus la différence entre les classes sociales. Il suffit de mettre en parallèle le taux de tabagisme dans un enseignement secondaire normal et parmi les jeunes fréquentant une école professionnelle pour prendre conscience que le capital respiratoire sera impacté dans la cinquantaine alors que la force physique est la seule ressource économique sur laquelle peuvent tabler les intéressés. Elle sera hélas diminuée avant la retraite.
Les plus nantis traiteront ces patients de paresseux ou de parasites parce qu’ils seront peu aptes à s’autonomiser et solliciteront de l’aide et (plus) de ressources de la collectivité. Comme médecins, nous sommes souvent les témoins impuissants de cette faible compétence à gérer sa santé. Mais quand nous pouvons agir dans le sens de cette compétence, nous pensons qu’il s’agit simplement de notre devoir.
Alors, oui, la multidisciplinarité est un élément indispensable au bon soin, la concertation organisée avec les autres acteurs de première ligne est un devoir, le respect des compétences de chacun un impératif moral. “Si vous restez neutre face à une situation d’injustice, c’est que vous avez choisi le camp de l’oppression”, disait Desmond Tutu.
Dr Lawrence Cuvelier