
Consommation élevée d’antidépresseurs : les généralistes en 1re ligne face au mal-être de la société
Flash-info 11/25, publié le 10/02/2025
Pour l’OA du GBO/Cartel, Docteurs Kevin Pirotte et Anne Gillet
Certains médecins généralistes sont pointés du doigt comme étant de (trop) grands prescripteurs d’antidépresseurs (« Un noyau dur de généralistes surprescrit des antidépresseurs » L’Écho – 04/01/25).
Le GBO a donc souhaité apporter des précisions et élargir la réflexion sur cette problématique révélant un réel malaise de société, mais sans vouloir échapper à nos responsabilités médicales. Parmi les solutions envisagées, nous insistons en effet sur l’importance de la formation continue pour nous mettre en question au service de la qualité des soins, de la collaboration interdisciplinaire et de l’adaptation des soins aux besoins spécifiques de chaque patient.
Contexte et chiffres clés en Belgique
Un rapport du Service des soins de santé de l’INAMI, publié le 2 novembre 2024, indique que 11,58 % des patients en Belgique ont reçu une prescription d’antidépresseurs en 2023. 10 % des généralistes auraient prescrit des antidépresseurs à plus d’un patient sur cinq l’année dernière.
Précisions sur les prescriptions d’antidépresseurs
Cf. : CBIP (centre belge d’information pharmaco-thérapeutique)
Les antidépresseurs sont prescrits pour traiter les dépressions, mais ils sont également utilisés pour d’autres pathologies :
- Troubles obsessionnels compulsifs, troubles paniques, troubles anxieux généralisés, phobies sociales, stress post-traumatiques : les antidépresseurs tels que les ISRS, la mirtazapine et la venlafaxine ont une efficacité prouvée dans ces indications.
- Douleurs neuropathiques chroniques : certains antidépresseurs, tels que l’amitriptyline et la duloxétine, sont recommandés pour le traitement de la douleur neuropathique (diabétique ou oncologique par exemple) et de la fibromyalgie.
- Céphalées de tension fréquentes : de faibles doses d’antidépresseurs tricycliques peuvent réduire la fréquence et l’intensité des céphalées.
- Boulimie nerveuse, prévention de la migraine, énurésie nocturne : certains antidépresseurs sont indiqués dans ces conditions spécifiques.
Les antidépresseurs sont aussi prescrits pour d’autres pathologies ne figurant pas parmi les indications du Résumé des Caractéristiques du Produit (RCP) : syndrome prémenstruel sévère, symptômes invalidants de la ménopause tels que les bouffées de chaleur, facilitation du sevrage tabagique.
Il est donc intéressant de mesurer et d’évaluer les prescriptions d’antidépresseurs selon les indications thérapeutiques afin de mieux comprendre les pratiques des généralistes. En effet, un généraliste spécialisé en soins palliatifs pourrait prescrire très légitimement un antidépresseur à un nombre important de ses patients.
Réflexion politique et responsabilités partagées
L’ampleur des problèmes de santé mentale révèlent aussi l’ampleur des problèmes sociaux/sociétaux. Les difficultés de les prendre en charge révèlent le délitement du système des soins de santé provoqué par le long et coupable déni de la pénurie de prestataires, en particulier généralistes, avec comme conséquence les difficultés d’accessibilité aux soins et la surcharge des prestataires. Souvenons-nous du tollé provoqué par la proposition de la Ministre L. Onkelinx de lever le numerus clausus pour les métiers en pénurie, dont les généralistes, déjà en 2014.
Les problèmes de santé mentale reflètent souvent des difficultés sociales plus larges, telles que l’hyper-compétitivité, la dérégulation économique menant à la précarité et le chômage, les drames sociaux et humanitaires, les crises environnementales et sanitaires (Covid…), les guerres (Ukraine, Gaza…), la désolidarisation sociale. Dans ce contexte, les médecins généralistes, en première ligne, sont confrontés à une augmentation des cas de dépression et d’anxiété. Leur pénurie les handicape dans la prise en charge de ces cas qui demandent de la disponibilité et du temps, singulièrement mal honoré par les tarifs de la convention médico-mutualiste. La pénurie de leurs partenaires professionnels de la santé mentale, les psychiatres et les pédopsychiatres, provoque les difficultés d’accessibilité aux soins spécialisés. Par ailleurs, les listes d’attente pour consulter un psychologue sont longues et jusqu’à récemment l’absence de remboursement des soins psychologiques limitait leur accès pour de nombreux patients.
Dans ce contexte, il est exact de dire que la réponse médicamenteuse est parfois la solution la plus immédiate pour soulager la souffrance psychique des patients.
En particulier dans les maisons de repos et de soins, les généralistes sont les témoins d’une catastrophe sanitaire concernant les personnes âgées, en l’absence de possibilités réelles de vieillir et de mourir dans la dignité. Si nos vieillards sont menacés de désinsertion sociale, les traitements médicamenteux ne tentent que d’en aplanir les effets. Il est de la responsabilité de notre société de développer d’autres solutions pour l’accueil des personnes âgées.
Et là aussi, la réduction des personnels de soins empêche de prendre le temps nécessaire à l’humanisation des soins.
Appel à une action concertée
Il est impératif de développer des solutions globales pour améliorer la santé mentale de la population :
- Renforcer l’accessibilité aux soins en santé mentale : augmenter le nombre de professionnels et assurer un remboursement adéquat des consultations honorées correctement.
- Améliorer les conditions de travail des soignants : assurer des effectifs suffisants pour permettre une prise en charge humaine et empathique des patients.
- Promouvoir une organisation des soins de santé intégrée : reconnaître le rôle central des généralistes et favoriser la collaboration entre les différents niveaux de soins.
- Investir dans la prévention et l’éducation : sensibiliser la population aux enjeux de la santé mentale et promouvoir des modes de vie favorisant le bien-être psychique.
- Investir résolument dans des politiques de bien-être ambitieuses : culture, enseignement, logement, emploi, environnement, migration, vieillesse, handicap…
Collaboration interprofessionnelle et création d’un trajet de soins « santé mentale » pour les cas complexes
Une piste envisageable pour améliorer la prescription d’antidépresseurs en première ligne est d’encourager une collaboration renforcée entre les généralistes et les services de santé mentale.
- La création de trajets de soins spécifiques pour les cas complexes, dans lesquels le patient serait vu minimum trois fois par un psychiatre, permettrait une évaluation clinique, des examens complémentaires si nécessaire et l’obtention d’un avis neuropharmacologique. Ce processus pourrait aider à affiner les diagnostics –qui sont cliniques avant tout– et à ajuster les traitements de manière plus précise, tout en assurant un suivi coordonné entre le généraliste et le psychiatre. Ce trajet de soins permettrait aussi la diminution des recours aux salles d’urgences psychiatriques. Ce trajet de soins devrait bénéficier d’un soutien financier à l’instar des trajets existants (diabète et insuffisance rénale).
- La collaboration avec transfert de cas moins complexes du psychiatre vers le généraliste permettrait de libérer le temps du spécialiste pour la prise en charge des cas nécessitant son expertise pointue.
Formation en sémiologie psychiatrique par la SSMG
Pour améliorer la prescription d’antidépresseurs et de médicaments psychotropes, l’intensification de formations en sémiologie psychiatrique par la Société Scientifique de Médecine Générale (SSMG) pourrait jouer un rôle crucial. Ces formations visent à renforcer les compétences des généralistes en matière de diagnostic et de gestion des troubles psychiatriques, leur permettant ainsi d’adopter des approches thérapeutiques mieux adaptées, d’orienter les patients vers des soins spécialisés lorsque c’est nécessaire et d’éviter les prescriptions inappropriées.
Reconnaissance et soutien
Il est absolument nécessaire de reconnaître le rôle crucial des généralistes dans la prise en charge des patients en détresse psychologique et de leur assurer un meilleur soutien : financement adéquat du temps en consultation, échelonnement des soins, collaboration interprofessionnelle et davantage de moyens pour les soins en santé mentale. Des politiques plus larges doivent être renforcées : culture, enseignement, logement, emploi, migration… accessibilité financière aux soins de santé. Tout cela fera farine au moulin pour garantir le bien-être de la population et des prestataires de soins, pour éviter ce que d’aucuns qualifient de véritable catastrophe sanitaire.