COMBIEN VAUT LE TRAVAIL DU MÉDECIN ?

Dr Lawrence Cuvelier

.

Un billet d’humeur du Dr Lawrence Cuvelier, Vice-Président du GBO/Cartel, publié le 16/12/2022.

Un bon médecin, ça n’a pas de prix. Ce n’est pas une raison pour le payer mal.

Le temps est relatif

Selon Einstein, la simultanéité de deux événements est relative à l’observateur et la durée séparant deux événements dépend du référentiel par rapport auquel on mesure cette durée. La pratique médicale confirme cette théorie. Expliquons-nous.

Nombre de médecins, principalement ceux qui exercent en ambulatoire, sont rémunérés à l’acte. S’ils désirent améliorer leurs revenus, ils doivent travailler beaucoup, avec des horaires impossibles, et ne pas hésiter à faire des actes pour lesquels ils sont surqualifiés. D’autres sont rétribués selon un tarif horaire, ce sont ceux qui travaillent dans certains hôpitaux ou dans des groupements de médecins comme les maisons médicales. Dans leur cas, les praticiens qui travaillent lentement seront aussi bien honorés que ceux qui travaillent vite (à moins que le gestionnaire n’impose une cadence de travail et les poussent à produire plus d’actes techniques au lieu de perdre du temps à écouter le patient).

Quand nos instances et l’INAMI se lancent dans des projets de mesures de qualité et de paiement à la performance, elles se confrontent à une problématique délicate puisqu’on travailler vite et bien, vite et mal, lentement et bien, lentement et mal, etc, etc.

Je ne suis personnellement pas convaincu que la qualité du soin soit en corrélation directe avec la durée de la consultation : on peut travailler vite et bien, vite et mal, lentement et bien, lentement et mal et autres variantes …  Un médecin qui prendrait systématiquement le temps de mesurer la température des patients travaillerait-il mieux qu’un médecin qui ne le fait qu’exceptionnellement ? Quand nos instances et l’INAMI se lancent dans des projets de mesures de qualité et de paiement à la performance, c’est à ce type de problématique qu’elles se confrontent.

Les généralistes sur la trompe de l’éléphant

Comment expliquer qu’un médecin consciencieux qui prend une demi-heure pour voir un patient au tarif conventionné gagne moins que son coiffeur ou son plombier ? Et si l’on s’en tient aux professions libérales, on observe que les disparités sont encore plus importantes (1). La courbe de croissance des revenus dans le monde entre 1988 et 2008 (voyez ci-dessous la courbe de l’éléphant établie par Branko Milanovic (2) et reprise par Thomas Piketty(3)) montre que les revenus qui ont augmenté sont d’une part les revenus les plus bas et d’autre part la franges des revenus les plus élevés, en fait ceux qui ne dépendent pas du travail (les revenus de placements croissent deux fois plus vite que les revenus du travail.) Et pour la classe moyenne ? Par rapport aux autres, ils diminuent.

Bien sûr il existe des reconversions qui ne sont pas dictées par des motivations financières, pensons à ce gastro-entérologue qui s’est fait meunier et boulanger. D’autres reconversions s’expliquent par le burn-out, principalement chez les jeunes médecins et les infirmières. Pour ceux qui restent, leur motivation trouve sa source dans l’utilité de leur travail et leur sens du devoir. Ils ne resteraient pas s’il ne s’agissait que d’une question d’argent, ou alors on se transformerait tous en experts avec un tarif horaire plancher de 2OO €. Si l’on se réfère aux barèmes appliqués au salaire des fonctionnaires, qui prend en compte les années d’études et en plus les années d’expérience, il n’est pas certain que les autorités seraient enthousiastes pour nationaliser nos rémunérations. Plutôt que de se pencher sur cette question, Il leur paraît plus confortable de monter en épingle les tristes abus dont certains de nos confrères profitent honteusement. À croire que le budget de la sécurité sociale fait parfois office de caisse d’épargne pour nos ministres.

New Deal ?

Le GBO/Cartel est conscient qu’il existe bien des injustices dans le paiement des généralistes, il se bat contre les sauts d’index et les retards mis à ajuster nos honoraires. Les propositions du New Deal du ministre Vandenbroucke peuvent offrir une piste intéressante de solutions qui, si elles sont appliquées intelligemment, sont susceptibles de nous apporter un certain réconfort en mêlant actes et forfaits. Cela permettrait de mieux honorer tout ce qui se fait en dehors de la consultation proprement dite. Il faut aussi rappeler que déjà maintenant un médecin qui travaille à l’acte peut se voir attribuer environ 30% de son traitement par un paiement différé (convention, prime à la pratique et autres avantages).

.

Dr Lawrence Cuvelier


(1) Chez les médecins, selon la spécialité, les différences de revenus vont de 1 à 10 et sont largement injustifiées. Ces différences sont souvent dues à la rétribution des actes techniques, ce qui explique qu’un pédiatre ou un psychiatre à un poids économique et décisionnel bien moindre qu’un urgentiste ou un biologiste.

(2) Inégalités mondiales. Le destin des classes moyennes, les ultra-riches et l’égalité des chances, Branko Milanovic. Éditions La Découverte, 2019 (lien). Initialement publié sous le titre Global Inequality. A New Approach for the Age of Globalization par The Belknap Press of Harvard University Press en 2016.)

(3) Capital et idéologie, Thomas Piketty. Éditions du Seuil – Septembre 2019 (lien). Annexe technique du livre (lien) : Graphique 0.5. La courbe de l’éléphant des inégalités mondiales 1980-2018