
CHACUN SON INTELLIGENCE
Un billet d’humeur du Dr Lawrence Cuvelier, vice-prĂ©sident du GBO,
publié le 24/06/2022
Il ne fait pas de doute pour certains que nos ancêtres coloniaux sont coupables sans circonstances atténuantes d’avoir considéré notre civilisation comme supérieure à celle des colonies. Comme médecin, nous voyons tous les jours le genre de méprise et parfois de mépris qu’entraine un point de vue trop étriqué. Le même jeu se passe entre médecins ou avec les autres intervenants de 1re ligne. Nous pouvons toujours imaginer des dispositifs sophistiqués pour nous aider à prendre des décisions, avec des codages parfaits de nos consultations. Mais j’ai la faiblesse de croire qu’une vraie consultation de 1re ligne est une séquence unique qui ne ressemble à aucune autre.
Naguère, des belges partaient au Congo pour le « civiliser ». Parmi eux, certains étaient des aventuriers sans scrupules, d’autres avaient des motivations altruistes, enseignants, missionnaires, médecins. Les uns comme les autres, exploiteurs ou idéalistes, ont parfois risqué leur vie. Ce qu’on leur reproche aujourd’hui, c’est d’avoir considéré notre civilisation comme supérieure à celle des autres. Déjà à l’époque de Montaigne, le doute s’était installé sur les pseudo-supériorités des civilisations et, de nos jours, il ne fait pas de doute pour certains que nos ancêtres sont coupables sans circonstances atténuantes. Dans le fond, on émet un jugement sur le jugement que les premiers coloniaux ont fait. Les premiers ont jugé les autochtones comme inférieurs, tandis que les seconds jugent les premiers pour ce genre de jugement. On peut poursuivre sans fin ce type de tribunal du passé, comme dans le dessin de Franquin qui donne à voir une série de guillotine avec la légende : « tous ceux qui tuent un homme auront la tête tranchée », chaque bourreau exécutant le précédant.
On est rarement malade d’une maladie rare ?
Ne serait-il pas plus sage d’être modeste face à notre passé, de ne pas le glorifier ni le saccager sans chercher à le comprendre ? Car ne pas comprendre, c’est renouveler ses erreurs, et se croire supérieur est un mal qui nous guette tous. Comme médecin, nous voyons tous les jours le genre de méprise et parfois de mépris qu’entraine un point de vue trop étriqué. Ainsi, il arrive que le spécialiste d’une maladie rare se prévale de sa compétence pour estimer que la pathologie dont il s’occupe doit faire partie de toute investigation clinique. Souvenons-nous du carré de White qui montre que, sur 1000 personnes présentant un problèmes de santé, seules 250 consultent, 9 sont vues par un spécialiste et une par un spécialiste universitaire. Celui-ci ne voit donc que 0,1 % de la population présentant un problème de santé. Il va donc concentrer toutes les raretés possibles et inimaginables, et les verra comme très fréquentes … dans sa patientèle. Pas moi ! Quand je vois quelqu’un au teint bronzé qui est fatigué, je ne pense pas forcément à une maladie d’Addison (en 10 ans, on n’a objectivé que 17 Addison dans un service universitaire). Par contre, une maladie beaucoup plus fréquente comme l’endométriose passe aussi bien sous le radar des généralistes que des spécialistes et il faut 7 ans en moyenne pour la diagnostiquer.
Les codages et les intelligences « artificielles » représentent un progrès certain pour soigner les maladies. Mais pour soigner une personne malade, il faudra toujours un surplus d’intelligence « humaine ».
Information pertinente, information impertinente
Toutes ces réflexions nous ramènent à la qualité de nos jugements. Les jeunes jugent les vieux, et réciproquement, le même jeu se passe entre les différents intervenant de santé, que ce soit entre médecins ou avec les autres intervenants de première ligne. Nous pouvons toujours imaginer des dispositifs sophistiqués pour nous aider à prendre des décisions, avec des codages parfaits de nos consultations. Mais j’ai la faiblesse de croire qu’une vraie consultation de première ligne est une séquence unique qui ne ressemble à aucune autre. Des centaines d’informations sont amenées au clinicien sans qu’il puisse toutes les noter, et je ne parle même pas du ton de la voix, de l’habillement, de l’attitude, de la façon dont il amène le récit, du contact visuel, alors que tous ces éléments vont avoir une implication sur le jugement clinique. Eh oui, il s’agit bien d’un jugement qui comme toute chose humaine est faillible et doit pouvoir être remis en question à tout moment. L’ambition de l’informatique, des pouvoirs publics et des promoteurs de la qualité est de pouvoir faire des progrès extraordinaires en médecine. C’est certainement le cas dans des domaines techniques de la médecine, mais est-il bien raisonnable de penser qu’il s’agit de la solution à tous les problèmes de santé ? Il y a eu des promesses de ce genre en 1960, avec des prévisions de succès dans les 10 ans, et ce fut un échec formidable dont peu de gens ont parlé.
Un patient se présentait, il y a quelques années, se plaignant de température, de maux de tête et de vomissements, symptômes typiques d’une méningite. Seulement, quand on interrogeait la séquence temporelle, cela devenait plus compliqué. A la question « depuis quand ? », il n’est pas rare d’entendre : « cela fait un moment » . Oui mais, qu’est que vous entendez par « cela fait un certain temps » ? Bref, le patient avait mal à la tête depuis deux ans, il avait vomi il y a une semaine et il avait de la température depuis hier. Inutile de dire qu’un bon généraliste doit s’adapter à la culture aussi bien qu’à la personne, et qu’il n’y a rien d’universel dans la communication. Regarder dans les yeux est considéré comme indécent dans les cultures orientales, mais les détourner est considéré comme hypocrite en occident.
Le meilleur soin au meilleur endroit
En médecine, il est légitime de porter un jugement, c’est le A qui figure dans l’acronyme SOAP*, il faut considérer l’endroit où est posé ce diagnostic. Le généraliste doit d’abord se baser sur le vraisemblable, l’urgentiste doit considérer l’invraisemblable pour des raisons de sécurité et médico-légale. Aucune des deux approches n’est méprisable mais, là où le bât blesse, c’est que nous sommes confrontés pour des raisons structurelles à une mauvaise utilisation des ressources, et c’est là que le combat du GBO pour le meilleur soin au meilleur endroit prend tout son sens.
Dr Lawrence Cuvelier
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* SOAP : noter des informations selon la méthode SOAP (Subjectif, Objectif, Analyse et Plan) permet de présenter les informations nécessaires pour résumer la situation, le cheminement qui a déterminé le diagnostic et les actions qui en découlent.