« C’EST JUSTE POUR UNE PETITE PRESCRIPTION, DOCTEUR ! »

Dr Lawrence Cuvelier

Un billet d’humeur du Dr Lawrence Cuvelier, vice-président du GBO,
publié le 18/02/2022

Parfois, c’est vrai. Mais très souvent, cette affirmation minimisante cache quelque chose. Peut-être la peur de devoir payer une consultation. Ou l’irrépressible envie de couper la file pour gagner du temps. Il n’est pas rare, cependant, que le patient pressente que le médecin puisse lui découvrir une maladie qu’il redoute, ou qu’il ne comprenne pas que derrière un symptôme anodin peut se cacher un diagnostic qu’il faudra prendre au sérieux.

Au début de ma carrière, quand j’exerçais dans l’un des quartiers les plus pauvres des Marolles, il arrivait que l’on me demande un sirop pour la toux, en me précisant que ce n’était pas pour une consultation. Typiquement, le patient toussait depuis deux mois, il avait maigri, il transpirait la nuit, et la culture d’expectoration ramenait du bacille de Koch. Le malade craignait la tuberculose et s’enfermait dans le déni, dans la peur d’être “tubar”.

Suspecté d’intéressement

Il nous arrive à tous que cette apostrophe simulant l’anodin soit, justement, le point d’appel d’un problème grave que le patient dissimule par peur, comme on vient de le voir, ou par ignorance. Selon notre caractère plus ou moins normatif, nous parvenons à cadrer ce dernier… Ou non. Le médecin a toujours l’appréhension de se voir mal jugé, d’être suspecté d’être intéressé par la multiplication des actes. Même dans le cas du forfait, on n’est pas toujours à l’aise de forcer une consultation. Il y a les patients que l’on voit trop souvent, et puis ceux qui fuient les médecins et la médecine.

Formatés à l’impatience

La plupart sont essentiellement préoccupés par leurs symptômes, et beaucoup moins par la maladie. Pour nombre d’entre eux, le principal de notre métier – qui consiste à poser des diagnostics ou à en exclure – n’est que très vaguement compris. C’est, hélas, aussi le cas chez certains décideurs non médecins, et parfois chez des responsables de politiques de santé ou des médecins académiques qui ne voient plus jamais de patient « de base ».

La crise covid a évidemment aggravé cet état de choses, puisque nous avons dû travailler à distance, la plupart du temps sans voir le patient. Si l’on peut penser que la méthode va parfois nous faire gagner du temps dans le futur, nous avons pu aussi constater que ce service rendu avait des effets pervers. Les patients se sont habitués à recevoir presque instantanément une solution à leurs problèmes. Un coup de téléphone, deux clics de souris, un passage chez le pharmacien, et tout est réglé. A force, le patient prend l’habitude de ce médecin uberisé. Il se conditionne à l’impatience.

Les patients se sont habitués à recevoir illico une réponse à leurs attentes.
Un coup de fil, deux clics de souris et un passage chez le pharmacien, et c’est réglé.
À force, le patient prend l’habitude de ce médecin uberisé.

Call-centers malgré eux

Quant aux généralistes, ils doivent supporter ce stress supplémentaire de devenir des centrales téléphoniques en même temps que de soigner. Nous voilà confrontés à une besogne multitâches et qui n’est pas toujours du soin, loin s’en faut : rédiger une incapacité de travail, une demande de PCR covid, un renouvellement de prescription de médicament… Téléphoner au spécialiste pour avoir son avis sur un patient problématique, entendre un patient dépressif… Nous sommes aussi amenés à devoir, que nous ayons été informés correctement des dernières mesures ou pas, répondre aux multiples questions que suscite chaque nouvelle réglementation en rapport avec la pandémie.

Ceux qui ont renoncé

L’autre difficulté est que nous recevons des patients qui ont négligé le suivi de leurs maladies chroniques telles l’hypertension et le diabète, ou des pathologies aggravées par l’isolement comme les dépressions. Certains ont renoncé à des dépistages précoces de cancer par crainte de se faire contaminer dans un cabinet de consultation, avec à la clef une hausse des cas plus avancés découverts après coup.

Le terme « syndémie » se justifie amplement. Cette conjonction de difficultés pèse sur les généralistes. Le GBO/Cartel est par ailleurs bien conscient qu’il faut effectuer un travail d’équilibriste entre les avantages de la téléconsultation et le stress que génère le fait de pratiquer à distance sans contact avec le patient.

Une fréquence sans aucun sens ?

Il y a mille raisons pour surveiller régulièrement l’état d’un patient. Pourtant, certains généralistes sont stigmatisés parce qu’ils passent chaque mois à domicile ou en MR/S pour « prendre la tension ». Cette routine peut paraître absurde vue de l’extérieur. Il n’empêche que derrière ce geste qui est avant tout symbolique peut se cacher toute une dynamique à la fois médicale et humaine. Les signes d’une dégradation sont souvent imperceptibles par le malade. Il a appris à vivre avec sa fragilité et ses déficits. Le moment où sa santé devient critique est parfois très discret.

C’est la connaissance intime et de longue date d’un patient qui fait la richesse de notre métier. Repérer que quelque chose ne va pas dans un geste, le ton d’une voix, une petite plainte minimisée lors de la demande de rédaction d’une ordonnance… peut parfois éviter une hospitalisation ruineuse. Alors, est-ce que ce suivi régulier est toujours économiquement justifié ? Difficile à dire, même s’il a du sens. Mais lequel d’entre nous n’a pas connu ce syndrome de glissement de patients ou résidents qui se « laissent aller », étouffés par leur solitude ?

L’importance de la relation

Vu par des tiers, ou par le prisme de réglementations sans âme, tout cela peut paraître inepte. Il en va de même pour la consultation de personnes plus jeunes. Il est rare que des gens en-dessous de 60 ans aient présenté plus d’un épisode de santé sérieux. Cependant, ils ont pu à diverses occasions fréquenter leur généraliste pour des pathologies de gravité bénigne ou moyenne. C’est souvent à ce moment que s’établit une relation de confiance. C’est aussi vers l’âge de 45 ans que s’invitent les maladies chroniques dont les conséquences se manifesteront une dizaine d’années plus tard. On découvre une hypertension lors d’un contact pour un rhume, une pathologie lourde derrière un symptôme à première vue sans gravité…

Le tri des patients est sans doute utile, mais il reste tout de même important qu’une relation de confiance s’établisse en dehors de circonstances dramatiques. Ce quotidien peut sembler rébarbatif à celui qui connait mal notre métier. C’est pourtant d’une richesse incroyable.

Dr Lawrence Cuvelier