
CE N’ÉTAIT PAS MIEUX AVANT, CE N’EST PAS UNE RAISON POUR FAIRE PIRE
Un billet d’humeur du Dr Lawrence Cuvelier, vice-président du GBO, publié le 24/09/2022
Il y a le corps qu’on a (organique, celui qui fonctionne) et le corps qu’on est (organique mais en même temps psychique, social, culturel, celui qui vit …). Difficile (impossible ?) de soigner l’un sans tenir compte de l’autre.
Il y a une trentaine d’années, je soignais Grietje, une patiente d’origine flamande venant d’un milieu très modeste. D’après un de ses proches, elle avait passé son enfance dans une maison où le sol était encore en terre battue et son éducation était rudimentaire. Mais elle vivait avec le sourire et le cœur sur la main. Un jour elle avait dit à ce même ami, j’ai mal à mon pauvre, traduction littérale de « ik heb pijn aan mijn arm » (arm se traduit par pauvre mais aussi par … bras). Cette femme avait une cinquantaine d’années, le souci de son apparence et l’obsession de maigrir. Elle avait aussi trop de cholestérol et, à l’époque, les moyens pour le réduire étaient peu efficaces. Je la suivais la plupart du temps à domicile, où je voyais aussi son mari diabétique. Un jour, en présence de sa belle-mère, je l’interroge sur ses habitudes alimentaires. Elle me dit qu’elle mange beaucoup de légumes et sa parente précise que c’est avec une quantité invraisemblable de mayonnaise. La patiente me répondit alors avec candeur que cela ne pouvait pas faire de mal car il s’agissait de la mayonnaise « La Santé ». Une autre fois, elle revint ravie d’avoir trouvé un thérapeute à Nivelles qui recommandait des herbes pour maigrir. La consultation était gratuite mais les herbes qu’il vendait coûtaient 10.000 francs (250 €). Malheureusement, elle prenait aussi un produit pharmaceutique censé faire maigrir sans risque, sauf que l’on a appris plus tard qu’il provoquait de l’hypertension pulmonaire dont elle est décédée après quelques années. Le produit a été retiré du marché, trop tard pour elle.
Pourtant, l’approche où on prend en compte ce que vivent réellement les personnes, dédaigneusement considérée comme une « perte de temps », est moins coûteuse que tous ses examens paracliniques réalisés à l’hôpital pour « exclure » des raretés en ignorant superbement le contexte.
Des circonstances exténuantes
L’histoire de Grietje évoque avec une certaine nostalgie l’époque d’une médecine de proximité avec des patients de conditions modestes. Aujourd’hui, les visites à domicile sont devenues rares et souvent décriées comme n’étant pas une « bonne pratique médicale », comme si l’examen clinique dans des conditions optimales était le gold standard. Beaucoup de praticiens ne font plus de visites à domicile ou seulement dans certaines conditions limitées. Les raisons sont multiples, la moins évoquée mais souvent la plus évidente étant la faible rentabilité (ou la perte de temps, autre façon de dire la même chose). L’impact écologique, la difficulté de se déplacer et à Bruxelles, les restrictions de plus en plus évidentes imposées à tous les services à domicile (plans Good Move et autres joyeusetés) transforment la visite à domicile en acte héroïque. À Bruxelles-ville, on a donné l’autorisation à un médecin d’Anderlecht de traverser des obstacles pour pénétrer au cœur de la cité, mais sans possibilité de se parquer : il a abandonné sa patiente. Il reste quelques médecins qui font les visites que les autres ne veulent plus faire, surtout si les personnes sont grabataires ou en soins palliatifs. Cela ne correspond plus aux besoins des gens de disposer de soins primaires à domicile, activité désormais « non rentable » pour les kinés et les infirmières, sauf à faire du travail à la chaîne. Lors d’une visite à domicile, j’ai eu l’occasion de voir l’infirmière arriver, faire son travail et repartir avant moi.
Pour une médecine à distance mais pas pour une médecine loin du patient !
La pratique médicale se transforme, c’est inéluctable. Si certaines manières de faire sont plus rationnelles, on y perd une notion essentielle pour toute bonne pratique médicale, celle du milieu et des modes de vie des patients. Comment deviner que telle patiente au bagage culturel appréciable vit avec une armée de chats dans un appartement souillé où elle n’a manifestement plus fait de la cuisine depuis des décennies. Le médecin ne doit pas juger les gens mais les situations et, pour que son action soit cohérente, il ne peut pas se contenter de mesurer quelques paramètres. Pas à pas, nous nous dirigeons vers une médecine à distance, même si actuellement les autorités ne la favorisent pas. C’est inévitable et, même si c’est sans doute bien utile dans certaines situations, cela nous fera encore perdre des informations essentielles mais fera surtout disparaître toute une dimension de la médecine (y compris sur le plan de la formation). Pourtant, l’approche où on prend en compte ce que vivent réellement les personnes, dédaigneusement considérée comme une « perte de temps », est moins coûteuse que tous ses examens paracliniques réalisés à l’hôpital pour « exclure » des raretés en ignorant superbement le contexte.
L’histoire de Grietje nous raconte aussi l’importance fatale et dérisoire que cette femme accordait son apparence et qui lui a coûté la vie. Au moment où j’ai renouvelé ces médicaments, par gentillesse plutôt que par conviction, la toxicité de ses médicaments n’était pas établie et elle n’aurait pas compris que je refuse de prescrire. A postériori, ce fut un cruel choix fait pour préserver l’essentiel, la relation de confiance, par rapport à ce qui nous paraissait dérisoire.
Le rôle des associations de médecins et en particulier des syndicats est de témoigner de la complexité de notre pratique, face à des autorités trop promptes à souligner nos erreurs en ignorant le contexte dans lequel nous travaillons. Un chef de services de psychiatrie disait : « Je ne condamnerai jamais un généraliste qui prescrit trop de benzodiazépine, je ne suis pas à sa place…«
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Dr Lawrence Cuvelier