
« Ça fait bizarre que quelqu’un m’écoute »
Le Long Covid en médecine de famille
Un billet d’humeur du Dr Marc Jamoulle (MD, PhD), médecin de famille à Charleroi et membre du GBO/Cartel, publié le 27/10/2022
Le chemin de croix des patients atteints de Long Covid semble sans fin. Le remboursement par l’INAMI d’un « trajet de soins Post-COVID », mis en place en juillet 2022, est-il une mesure suffisante dans la prise en charge de cette affection post-COVID-19 ? Quel est le rôle du médecin de famille dans l’écoute du profond désarroi et de l’infinie détresse de ces patients, leur accompagnement dans un parcours à l’issue incertaine ?
Voici près de 24 mois que ma consultation de généraliste à la retraite depuis dix ans s’est transformée en lieu d’écoute d’une catastrophe sanitaire. En début 2021, une patiente m’a ouvert les yeux sur son désastre. J’identifiais alors pour la première fois une évolution tout à fait inattendue chez une patiente dont je ne comprenais ni la fatigue intense, ni les bizarres troubles de tous genres, ni la détresse de se sentir empêchée d’être. J’ai pu voir le problème, tenter de le rationaliser, j’ai lu des centaines d’articles et je me suis rendu compte que j’étais devant un phénomène nouveau, une prolongation catastrophique du Covid aigu appelé « Long Covid ».
La présence d’une étudiante en médecine en deuxième bac de l’UMons m’a permis de lancer une investigation qualitative corroborant les publications scientifiques qui éclairaient un nouveau syndrome. Après 35 patients, j’ai écrit un rapport que j’ai publié sur Orbi, le site de publication open source de ULiège (1). Ce rapport a été lu par des personnes en souffrances qui sont venues à moi à travers les réseaux sociaux. Je ne m’attendais nullement à voir arriver des patients d’autres villes, d’autres lieux, d’autres backgrounds qui étaient en déshérence de la médecine, à la recherche d’une clef pour comprendre leur état.
En septembre 2022 j’ai publié un article dans la revue Viruses, à la demande des éditeurs du numéro spécial de ce journal consacré à la recherche sur le Covid en Belgique (2). À ce moment, j’avais des données sur 55 patients. Aujourd’hui, j’ai reçu le 62e.
En fait, le diagnostic à ce moment précis ne repose que sur l’écoute de la personne et, lorsqu’à la fin de l’entretien, le patient m’a remercié et a ajouté “Ça fait bizarre que quelqu’un m’écoute”, je me suis dit qu’il y a quelque chose de cassé dans la machine médicale …
Je suis toujours médecin de famille mais, à 75 ans, en activité réduite, cela me donne le temps de fouiller, lire, écrire et réfléchir. Pour ce patient envoyé par un cardiologue, j’ai changé de méthode : avant de le recevoir je l’ai prié de bien vouloir m’envoyer son numéro national et son numéro de carte d’identité. Armé de ces deux séries de digits qui ouvrent le sésame du Réseau Santé Wallon, j’ai passé un dimanche après-midi à essayer de retrouver de l’information utilisable dans ce bazar d’un autre âge, qui est à l’informatique de santé ce que la Ford T est à l’automobile (3). Toute une après-midi à fouiller un amas de fichiers sans méta information, redondants ou inutiles, non identifiables au premier coup d’œil, sans aucune gestion documentaire… Je m’intéressais à qui était ce patient avant le Covid. J’ai introduit dans mon système d’information les infos découvertes et, comme je suis un fan de taxonomie (4), ça a donné cette liste :
- D89 – Hernie épiploïque inguinale gauche (non sympto)
- D92 – Diverticulose sigmoïdienne et colique gauche.
- D97 – gros foie stéatosique sans nodule individualisé,
- L84 – spondylolisthésis L5-S1 arthrodèse lombaire postérieure 2012
- N93 – syndrome du canal carpien bilatéral, sensitif
- P06 – Apnée du sommeil CPAP
- T82 – Obésité extrême (bmi >= 35) 125 kg (sleeve)
Mon futur patient n’avait donc pas la vie la plus facile avant le Covid. De lui, de son univers personnel, son métier, sa condition sociale, aucun rapport de spécialiste ne parlait. Dimanche dans la nuit, j’avais fait le tour du dossier mais j’avais l’impression d’avoir trouvé des défauts dans une machine. Aucun être humain ne se profilait dans les rapports technologiques de mes collègues. Et du Covid même, aucune trace : pas de biologie, pas de test PCR disponible en ligne, une brève allusion dans un rapport de pneumologue, bref rien, au point où je suis venu à douter. S’agit-il bien d’un post Covid ? Aurais-je affaire à un mythomane qui aurait induit son cardio en erreur ?
Ce matin, je l’ai reçu et la consultation a été très dure. On ne sort pas indemne de la rencontre avec la détresse humaine et écrire ces lignes me permettra peut-être de retrouver le sommeil.
Voici mes notes :
49 ans, menuisier ébéniste / chauffeur routier international / stop travail juin 2012 / en chômage puis en invalidité / vit seul, avec son chien
Covid 20 décembre 2021 / à la maison, impression de devenir fou, entre le réel et l’irréel, (je faisais de la fièvre et je n’en faisais pas), perte de notion de temps, perte de l’orientation, perte du goût, perte de l’odorat, pensées morbides (pourquoi je suis malade, en ritournelle), j’avais l’impression d’être dévoré de l’intérieur, et je me sentais me décomposer chaque fois que j’avalais.
Test PCR frottis fait fin décembre.
L’épisode aigu du Covid a duré un bon mois. La température a cédé après 15 jrs.
Sortir le chien était un problème, essoufflé et sueurs froides. Très vite dans le brouillard.
Depuis fin janvier 202 : fatigué même au repos, essoufflement et oppression thoracique, beaucoup d’efforts pour faire la moindre chose, parler induit la dyspnée. Le goût est revenu partiellement. L’odorat aussi.
Parler est encore un problème, je dois réfléchir pour chaque mot. Actuellement ça va un peu mieux du côté de l’expression orale.
Perte du mot, parfois trouble de la phasie; peut dire un mot à la place d’un autre.
Encore beaucoup de vertiges, spontanés, en se promenant, doit se stabiliser pour ne pas tomber. Tendance à hyperventiler.
Parfois des bouffées de chaleur, sudation majeure obligeant à se changer.
Perte de la mémoire procédurale, doit tout noter, gsm pour tout (avant n’avait aucune difficulté).
Père dcd vessie.
Lui stop tabac depuis 15 ans.
Ça fait bizarre que quelqu’un m’écoute.
On m’a dit que je suis essoufflé parce que je suis gros.
Le diagnostic est clinique et ici il ne fait aucun doute (5). Le Covid a été sévère. En fait, il n’a jamais cessé. Il n’y a pas vraiment de transition entre la période du Covid aigu et celle du Long covid. La clinique est là : fatigue, essoufflement, hyperventilation, épuisement et oppression thoracique à l’effort, troubles cognitifs, anomie, anosmie et dysgueusie partielle, dysphasie, perte de la mémoire procédurale, le tout chez une personne qui ne présentait aucun de ces signes avant le Covid.
En fait, le diagnostic à ce moment précis ne repose que sur l’écoute de la personne et, lorsqu’à la fin de l’entretien, le patient m’a remercié et a ajouté “Ça fait bizarre que quelqu’un m’écoute”, je me suis dit qu’il y a quelque chose de cassé dans la machine médicale…
Le diagnostic sera confirmé sans aucun doute par une scintigraphie cérébrale au technétium qui montrera la perturbation du flux vasculaire cérébral dans cette maladie multisystémique vasculaire (6). Le trouble de la coagulation ne pourra pas être étudié en Belgique. Je n’ai pas trouvé de lieu dans mon pays ou faire étudier les plaquettes au microscope électronique pour y montrer les micro-caillots (7). L’IRM cardiaque expliquera peut-être l’oppression thoracique (8). La biologie du quotidien ne m’apportera rien, je le sais, mais le laboratoire d’Immunologie moléculaire (Institut Rega – KUL) va aider le patient qui accepte la prise de sang à titre de recherche proposée. Chez quasi tous les autres patients, Johan Van Weyenberg, immunologiste senior KUL a montré la persistance d’ARN viral, signe probable de la persistance de l’infection associée à de très faibles taux de multiples anticorps anti Sars Cov-29.
Mais cette consultation est aussi un aveu d’impuissance et d’incertitude. Le patient reçoit et accepte l’énoncé du diagnostic et comprend que son état va durer. Il n’y a pas de traitement. Il y a peu d’aide.
Notre assureur national a mis en place des mesurettes, autant dire des cacahuètes pour rencontrer cette infinie détresse (10).
Mais le patient me remercie d’un regard et d’une poignée de main chaleureuse. Au moins, quelqu’un sait son désarroi, quelqu’un l’écoute et, même de cette incertitude annoncée, je suis remercié.
Dr Marc Jamoulle, médecin de famille
Jumet, le 17/10/2022, 23h30
Le patient a donné son autorisation à la publication de son histoire
Postscriptum
Cet article pourrait prêter à confusion. Un responsable d’une organisation médicale belge en a salué le contenu tout en utilisant pour le décrire le terme de « Médecine de papa en voie de disparition ». Le style et le contenu émotionnel du texte ne doivent pas éloigner le lecteur de la conscience que la façon d’aborder les patients répond aux impératifs théoriques de la médecine générale internationale, En plus de la connaissance des fondements de la médecine clinique, la spécialité de médecine générale et de famille se doit d’intégrer un certains nombre de concepts dont certains transparaissent dans le texte ci-dessus. Les concepts suivants y sont abordés et le lecteur intéressé pourra se documenter utilement en cliquant sur chacun le lien qui renvoie à une base de connaissance en ligne sur la médecine générale et de famille.[i]
Au premier plan, il y a la communication. Vient ensuite la relation médecin-patient. La consultation fait aussi appel à la coordination des soins, puisqu’ici un cardiologue demande l’avis d’un généraliste. La gestion de l’information en ligne ainsi que la connaissance du domaine des classifications sont requises. Vient ensuite le concept central à la pratique de la médecine générale qu’est le symptôme médicalement inexpliqué ainsi que l’impératif de ne pas nuire qui s’appelle prévention quaternaire. Enfin, la recherche y compris la recherche qualitative est fondamentale pour pouvoir recevoir le patient. Le médecin confronté à la décision dans l’incertitude est aussi soumis à la nécessaire réflexion de garder l’équilibre entre sa vie personnelle et sa vie professionnelle quand une tel cas exige une telle somme de travail. et bien sûr l’éthique professionnelle et la confidentialité sont au premier plan.
Chacun de ces concepts est enseigné pour que la médecine générale prenne la place qui lui revient dans l’organisation des soins de santé et de très nombreux jeunes médecins y sont formés.
(1) Jamoulle, Marc, Gisele Kazeneza-Mugisha, and Ayoub Zayane. « Étude descriptive et narrative de cas de Long Covid en médecine générale et intérêt diagnostique de la scintigraphie cérébrale. Rapport de recherche clinique. » (2021). https://orbi.uliege.be/handle/2268/265964
(2) Jamoulle, Marc, Gisele Kazeneza-Mugisha, and Ayoub Zayane. « Follow-Up of a Cohort of Patients with Post-Acute COVID-19 Syndrome in a Belgian Family Practice. » Viruses 14.9 (2022): 2000. https://www.mdpi.com/1999-4915/14/9/2000
(3) Jamoulle, M. Réseau Santé Wallon en Médecine de Famille, essai d’utilisation en temps réel. In Réunion mensuelle du Comité de Pilotage du Réseau Santé Wallon (RSW).(2019, June) https://orbi.uliege.be/handle/2268/239840
(4) Jamoulle, Marc, et al. « Traitement de l’information médicale par la Classification Internationale des Soins Primaires CISP-. Deuxième version. » (2000).https://orbi.uliege.be/handle/2268/229852
(5) Peter, Raphael S., et al. « Post-acute sequelae of covid-19 six to 12 months after infection: population based study. » bmj 379 (2022). https://www.bmj.com/content/379/bmj-2022-071050
(6) Ahamed, J., & Laurence, J. (2022). Long COVID endotheliopathy: hypothesized mechanisms and potential therapeutic approaches. The Journal of Clinical Investigation, 132(15), e161167. https://www.jci.org/articles/view/161167?s=03
(7) Pretorius, Etheresia, et al. « Persistent clotting protein pathology in Long COVID/Post-Acute Sequelae of COVID-19 (PASC) is accompanied by increased levels of antiplasmin. » Cardiovascular diabetology 20.1 (2021): 1-18. https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/34425843/
(8) Puntmann, Valentina O., et al. « Long-term cardiac pathology in individuals with mild initial COVID-19 illness. » Nature Medicine (2022):1-7.https://www.nature.com/articles/s41591-022-02000-0
(9) Truong, Thao T., et al. « Persistent SARS-CoV-2 infection and increasing viral variants in children and young adults with impaired humoral immunity. » MedRxiv (2021). https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC7941650/
(10) Jamoulle, Marc. « Trajet de soins «Long Covid»: comment ça marche?. »(2022). https://orbi.uliege.be/handle/2268/293637