Ça chatouille ou ça gratouille ?

Dr Lawrence Cuvelier.
Un billet d’humeur du Dr Lawrence Cuvelier, président du GBO/Cartel, publié le 27/07/2024.
Les billets repris dans la rubrique « Grains à moudre » témoignent des opinions personnelles de leur auteur (et n’engagent que lui), sans nécessairement refléter la position du GBO/Cartel.

La jungle des mots pour maux, c’est binaire ?

« Docteur, ça décaroche ! » Le pauvre homme essayait de me dire dans son pittoresque picard qu’il était en train de perdre la tête, peu inquiet du fait qu’ainsi s’exprimant il me faisait un peu perdre la mienne. Quant à comprendre ce qu’exprimait ce natif de Bourg-en-Bresse répétant à l’envi : « Docteur, ça me brasse », j’en étais réduit à brasser du vent pour étendre son anamnèse ! Je songeais alors à mes confrères français plongés dans un abîme de perplexité par la profusion de termes locaux pouvant aussi bien désigner une grippe qu’un infarctus.

Ces exemples “français” montrent que, même avec un locuteur censé parler la même langue que son médecin, le métier de généraliste consiste à traduire. Alors, quand on pratique à Bruxelles, une des villes les plus diversifiées au monde, il faut savoir jongler avec la sémantique et la sémiotique, sinon vous ne comprendrez jamais que chez cet africain de l’Ouest, le mot pied désigne parfois toute la jambe ou que chez ce belge bon teint une rhinorrhée s’appelle grippe.

Dans la même famille d’obstacles langagiers, il est banal qu’un patient vous inflige un diagnostic en croyant décrire un symptôme. Parfois ce n’est pas bien grave, parfois c’est plus inquiétant : « Ne vous pressez pas docteur, c’est une grippe. » Bardaf, c’était un infarctus ! 

Notre système de soins doit rentrer dans la modernité, il a besoin de réformes mais, si modernité signifie éliminer le facteur humain, il n’est pas sûr que ce sera un progrès.

Parler, une perte de temps ?

C’est qu’il est toujours très difficile de faire comprendre au patient que l’essentiel des diagnostics médicaux se fait d’abord par l’anamnèse, par le langage verbal et aussi corporel. Il y a en effet deux mythes à combattre. Le premier a déjà un siècle d’existence et colporte que les examens complémentaires peuvent résoudre n’importe quel problème bien plus sûrement que l’interrogatoire médical. Le deuxième mythe, plus récent, raconte qu’un ordinateur fera le job, que c’est l’évolution et que nos vieilles méthodes disparaîtront comme ont disparu les poinçonneurs de tram. Pourtant, ce genre de prévision n’est pas très fiable, il suffit pour s’en convaincre de lire d’anciens magazines prédisant de remarquables évolutions qui ont raté leur destin. On ne se rend pas au travail en hélicoptère, malgré les démonstrations illustrées des journaux Tintin des années 1950. Plus proches de nous, les prédictions en matière d’informatique médicale ont parfois été incroyablement naïves et optimistes. Dans ce domaine, il est raisonnable de penser que les avancées sont de bons serviteurs (quand ça fonctionne !) mais de mauvais maîtres.

Quand cette jeune patiente demande des vitamines parce qu’elle manque de force, je commence par explorer ce qu’elle appelle un manque de force. Elle ne dort pas assez, elle ne mange pas bien. Je ne me contente pas de ces explications et, après plusieurs questions où je me retrouve face à un mur, il apparaît que ce manque de force se manifeste à l’effort mais aussi parfois au repos. Finalement, ce manque de force est une respiration courte qui ressemble furieusement à des crises d’asthme, ce que confirme la mesure du débit expiratoire de pointe. Combien d’intervenants pressés auraient donné une boîte de “fortifiants vitaminés” ? Dans quelle mesure, un abord hâtif aurait-il retardé une vraie consultation médicale ? À quoi auraient servi une radio du thorax ou une prise de sang … ?

Une autre patiente consulte pour des maux de tête. J’interroge sur ces céphalées qui n’ont ni topographie, ni circonstances claires d’apparitions et finit, à mon grand étonnement, par comprendre qu’il s’agit de vertiges car tout tourne autour d’elle. Le test de Dix-Hallpike confirme l’hypothèse diagnostique d’un vertige positionnel. Comment imaginer la pertinence d’un ordinateur ou d’une téléconsultation dans un tel cas ?  

Rendre au facteur humain ses lettres de noblesse

On a parfois l’impression que le métier de médecin, comme d’autres professions libérales, peut se réduire à des algorithmes ou à des réponses binaires, alors que la première plainte est très souvent “incorrecte”. Notre système de soins doit rentrer dans la modernité, il a besoin de réformes mais, si modernité signifie éliminer le facteur humain, il n’est pas sûr que ce sera un progrès.