
AVOIR DES VISIONS, AVOIR UNE VISION
Un billet d’humeur du Dr Lawrence Cuvelier, vice-président du GBO, publié le 09/09/2022
La plupart des médecins s’indignent des prérogatives qui viennent d’être accordées aux pharmaciens en matière de prescription ou de vaccination réalisée par eux. Mais la question que cela pose ne relève pas d’une bête tension corporatiste entre médecins et pharmaciens, le nœud du problème est beaucoup plus fondamental : au lieu de gaspiller de l’énergie sur des remaniements marginaux et mal pensés, il est urgent de reconsidérer dans son ensemble l’articulation des soins de santé. En matière de santé publique, les autorités reconnaissent le rôle central des généralistes dans l’articulation des soins. Cela ne veut pas dire qu’ils sont omniscients ou omnipotents, mais qu’ils sont des acteurs majeurs entre les prestataires de première ligne et les autres lignes de soins.
Méli-mélo
Comme généraliste, nous vivons depuis longtemps l’impression d’être assiégés de toute part. D’un côté il y a des actes ou des prescriptions qui nous sont inaccessibles parce que réservés aux spécialistes, de l’autre une série d’actes médicaux deviennent accessibles à des non-médecins. Cela ne peut entraîner que des frustrations. Bien que le GBO revendique le meilleur soin au meilleur endroit, au juste coût, comment accepter ces réformes qui manquent de cohérence et ne manifestent pas un respect mutuel ? Prenons l’exemple d’un frottis de col : le meilleur prestataire pour l’effectuer est sans doute un.e infirmier.ère formé.e ou une sage-femme. Si ce dépistage était accessible et organisé rationnellement, sans doute davantage de femmes le feraient en suivant la fréquence recommandée d’une fois tous les 3 ans. Au lieu de cela, on observe qu’un nombre restreint de femmes, généralement d’un niveau socioculturel élevé, vont chez “leur gynéco” une fois par an. Le paradoxe se corse quand on constate que des gynécologues, en particulier dans les institutions hospitalières, ne trouvent pas le temps d’assumer des problèmes référés par le généraliste, alors qu’ils ont un carnet de rendez-vous blindés par des patientes “régulières”. Il faut se rendre à l’évidence, certains soins ne sont pas délivrés de manière rationnelle. On pourrait encore citer les dépistages précoces et répétés du cancer du sein chez des femmes de moins de 50 ans ainsi que des dépistages de cancer de la prostate par dosage de la PSA, ce que le New England appelle des soins de faibles valeurs.
Bien qu’il ne soit pas aisé d’œuvrer pour trouver un consensus dans un domaine qui confronte l’intérêt personnel et l’intérêt collectif, le GBO/Cartel s’efforce de ramener le débat vers plus de sérénité et invite les pouvoirs publics à favoriser le dialogue plutôt que de promouvoir la division. Et rappelle qu’avoir des visions est fort différent d’avoir une vision.
On assiste ainsi à un méli-mélo de pléthore/pénurie. A l’époque de la pléthore, pour tenir le coup, des médecins ont commencé à dispenser des soins pour lesquels ils étaient surqualifiés. Depuis, l’offre médicale s’est amenuisée et ces pratiques n’ont plus de sens mais il est difficile de les changer, les médecins, pas plus que d’autres citoyens, ne sont prêts à accepter une menace brutale sur leurs revenus sans un sentiment de colère et d’amertume. Il n’est alors plus possible de parler sereinement de santé publique, les arguments échangés sortent complètement du champ rationnel et d’éminents spécialistes concoctent des discours scientifiques pour exhiber des cas anecdotiques de patients « sauvés » par leur type de pratique. Ces exemples rappellent la logique des tenants de médecines alternatives qui tirent des conclusions générales sur un exemple particulier.
Se limiter à défendre son pré carré est le meilleur moyen de tourner en rond
Deux conditions sont nécessaires pour espérer un changement.
La première est triviale : ceux qui acceptent de changer leurs habitudes ne doivent pas y perdre. Si on leur offre des conditions financières égales, voire supérieures, à ce qu’ils gagnaient avec leur pratique ancienne, ce sera un contrat gagnant pour tout le monde : le médecin qui aura librement consenti au changement verra sa charge de travail diminuer tout en voyant l’intérêt de celui-ci augmenter. Cela s’est déroulé avec succès dans certains États d’Amérique.
La deuxième condition est que toutes les autorités et parties prenantes se réunissent autour de la table pour moderniser la répartition des tâches et la collaboration entre lignes de soins. Bien sûr, cela tiendrait du miracle dans notre pays où chaque niveau de pouvoir est jaloux de ses prérogatives et où leurs responsables, avec une farouche sensibilité territoriale, se montrent souvent plus soucieux de faire plaisir aux électeurs que de dépenser de manière coordonnée l’argent public. Alors que les enjeux de santé sont souvent des matières qui conjuguent la santé individuelle, l’environnement, l’éducation et les conditions de travail, dans nos nombreux ministères de la santé de fins dialecticiens distinguent ce qui est de la prévention qui est une compétence régionale, et ce qui relève de la promotion de la santé, ce qui est communautaire.
C’est avec un profond malaise (le mot est sans doute trop poli …) que le GBO/Cartel assiste à des revendications et transferts de compétences décidés sans concertation et en-dehors de toute vision globale. Pris en tenaille entre des spécialistes pratiquant en privé une pseudo médecine générale et des paramédicaux auquel on attribue de nouveaux rôles, parfois revendiqués comme c’est le cas des pharmaciens, parfois vu avec méfiance chez les infirmières déjà surchargés de travail, la plupart des généralistes ressentent une frustration importante et considèrent cela comme une agression. Bien qu’il ne soit pas aisé d’œuvrer pour trouver un consensus dans un domaine qui confronte l’intérêt personnel et l’intérêt collectif, le GBO/Cartel s’efforce de ramener le débat vers plus de sérénité et invite les pouvoirs publics à favoriser le dialogue plutôt que de promouvoir la division. Et rappelle qu’avoir des visions est fort différent d’avoir une vision.
Dr Lawrence Cuvelier