
AU BON SOIN.
AU BON MARCHÉ ?
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Un billet d’humeur du Dr Lawrence Cuvelier, Vice-Président du GBO/Cartel, publié le 25/11/2022
Les médecins sont-ils des commerçants ? Y-a-t-il un marché de la santé ?
Depuis une éternité, deux conceptions s’opposent sur la nature du travail fourni par les prestataires de soins, comme d’ailleurs une grande partie des professions libérales. Le clivage est surtout marqué idéologiquement : il y a d’un côté ceux qui assument un travail commercial et, de l’autre, la caste plus noble de l’altruisme social sous la responsabilité et l’organisation des autorités. Cette bataille des idées et des concepts n’aura sans doute pas de fin, mais les horizons que s’échangent les protagonistes manquent parfois de perspectives. Il faut sans doute se poser la question de savoir ce qu’est un marché. Il s’agit, de prime abord, d’un échange de services et de bien répondant aux lois de l’offre et de la demande. Dans l’univers des soins de santé, on va avoir un paysage différent selon le pays et la culture, mais à ceux qui rejettent les systèmes trop étatisés et stigmatisent les listes d’attentes et le manque de moyens alloués, les partisans d’une régulation répondent par des résultats sanitaires excellents et souvent meilleurs que dans les systèmes plus libéraux.
Il est bien des gens que le terme « marché » indispose, mais on ne peut le rejeter à partir du moment où il fait référence à un échange de services et de biens, puisque échange il y a, même si le paiement n’est pas direct, même s’il est encadré par les autorités dans une sphère sociétale.
Low value versus primum non nocere
Il y a une vingtaine d’années, un couple britannique se présente à la fin de ma consultation vers 13 heures. La dame est tombée et présente les symptômes d’une fracture du bras. Je téléphone au service de radiologie en demandant de l’envoyer au service d’orthopédie si la fracture est confirmée. Quelques heures plus tard, ils prenaient le train pour l’Angleterre. Je ne suis pas passé par un service d’urgence mais me suis adressé directement au service de radio et d’orthopédie. Les patients étaient abasourdis par une telle efficacité, impensable au Royaume-Uni. Cet exemple, qui ne prétend nullement plaider pour une supériorité quelconque, illustre le propos de l’offre et la demande dans un marché contrôlé. Dans un état où l’on vénère les lois du marché, où seule la demande des patients est l’indicateur de ce que doit être une politique de santé, on assiste à une perversion du système, basée sur la demande des plus fortunés avec des priorités sanitaires discutables. Une autre illustration de ce genre de perversion réside dans les check-up extensifs offerts par des assurances de santé. Ces soins, qualifiés de “low value” n’ont pas d’effet positif significatif sur des cohortes de patients et présentent en outre des conséquences iatrogènes lourdes. On est loin du “primum non nocere”.
Je t’aime, moi non plus (ou la ballade du Marché et de l’État)
Quel est la place de l’État dans la politique du marché de la santé ? Dans un État structuré comme le nôtre, on peut, avec Charles Lindhom (The Market system), considérer que « si le système de marché est une danse, c’est l’État qui fournit la piste et l’orchestre » : la puissance publique fournit les bases sur lesquelles le marché peut se déployer. Il existe une infinité de modèles de marché. Ainsi, dans des pays marqués par de fortes inégalités sociales, on trouvera un système faisant la part belle aux assurances privées. À l’opposé, on rencontre des systèmes où l’État est le principal opérateur financier, comme c’est le cas en Grande-Bretagne ou en Espagne. Chez nous, le système est basé sur des négociations entre les différents intervenants, employeurs, syndicats et gouvernement qui tiennent les cordons de la bourse négocient avec les prestataires de santé et les mutuelles.
Il est bien des gens que le terme « marché » indispose, mais on ne peut le rejeter à partir du moment où il fait référence à un échange de services et de biens, puisque échange il y a, même si le paiement n’est pas direct, même s’il est encadré par les autorités dans une sphère sociétale. L’important n’est-il pas « le système politique qui permet à chacun de participer à la vie publique, qui reconnaît chaque individualité et qui a finalement pour but d’aider chaque individu à être acteur de sa vie » ? En effet, selon cet auteur, le marché suppose l’égalité des individus et s’oppose aux sociétés aristocratiques où l’essentiel est le statut des personnes.
Toutefois, le marché peut être aussi un lieu de tricherie et de violences, d’où la nécessité d’un système de lois qui les encadre. En Belgique, du fait du libre-choix du patient, nous sommes encore dans un système de marché, avec ses tricheurs, ses vertueux et ses paresseux. On peut souhaiter que ce système bascule dans un camp ou dans l’autre. Pour ce qui est du tout à l’État, je me souviens du goût du pain industriel, infâme en Tchécoslovaquie et en Roumanie à l’époque de la chute du mur de Berlin (1989). En 1994, en Roumanie, le prix du pain avait triplé mais était délicieux. Par contre, il a fallu beaucoup plus de temps pour que la médecine évolue car la dictature avait interdit aux médecins de consulter des revues scientifiques occidentales sous prétexte que c’était de la propagande, et on y pratiquait donc une médecine retardée d’un demi-siècle. Le romain Horace disait “il faut de la mesure en toute chose”…
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Dr Lawrence Cuvelier
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Les citations sont extraites de Laurence Fontaine « Le marché ferment de démocratie », Propos recueillies par Philippe Frémeaux, Alternatives économique n° 282, juillet-août 2009.