Un métier formidable

Dr Lawrence Cuvelier.
Un billet d’humeur du Dr Lawrence Cuvelier, Vice-président du GBO/Cartel,
publié le 12/04/2024

Entre les besoins et les demandes de soins, comment concilier l’humain et le rationnel ?

De la petite vérole à la gonorrhée, de lithiases rénales à un arrachage à vif de ses dents supérieures emportant le voile du palais, la liste est longue des misères de Louis XIV qui furent soignées à coups de décoctions à la composition plus poétique que EBM. Tout Roi-Soleil qu’il fut, il aurait, nous le soupçonnons, apprécié d’avoir le choix entre son royal statut et celui de patient lambda du XXIe siècle. Car, aujourd’hui, Lambda peut non seulement soulager beaucoup de ses maux et satisfaire ses caprices les moins raisonnables mais il peut en outre le faire à très grande vitesse. Si tel est son bon plaisir, Lambda peut déjeuner d’un donut à Times Square demain matin alors que Louis aurait dû se taper au moins 3 jours de carrosse sur des chemins à vous briser le dos pour venir de Versailles déguster une gueuze sur la Grand-Place de Bruxelles.

Nos contemporains trouvent normal de demander – pardon, de « commander » – n’importe quoi à n’importe quelle heure d’un clic lancé à la vitesse de la lumière et de recevoir ce n’importe quoi en quelques minutes ou quelques heures. Progrès hallucinant, et l’adjectif résonne de toute sa signification quand on prend conscience que la réalisation immédiate de tous nos désirs n’est pas sans risque pour notre santé psychique. Alors que la satisfaction d’un désir réfléchi se gonfle d’une saveur d’autant plus exquise que l’attente a été longue, le gavage sans délai de toutes les envies fait le lit de l’intolérance à la frustration.

Médecine générale, l’impossible définition

En ce qui concerne les soins de santé, l’exigence de réponses instantanées mène inévitablement à une utilisation inappropriée des soins de santé. Pensons au recours intempestif aux services d’urgences, malheureusement source importante de rentrée financière pour les hôpitaux, ou à la croyance que prises de sang et radios rendent inutiles l’anamnèse et l’examen clinique.

La problématique des urgences hospitalières est fort différente de celle des postes de garde en médecine générale. Dans les zones en pénurie, ils doivent assurer au patient les soins qui ne peuvent attendre tout en évitant au généraliste de devoir encaisser sans soutien toutes les demandes, même les plus farfelues. La récente crise des postes de gardes prend racine dans la volonté des autorités de leur imposer de fonctionner sans aucune forme de tri, c’est-à-dire sans faire de partage entre ce qui est nécessaire et ce qui relève d’une demande inappropriée. Cette volonté montre combien nos responsables politiques ont une vision très floue du travail du généraliste, parfois exprimée avec une hauteur qui n’exclut pas une pointe de mépris.

Ce n’est pas une bonne idée de vouloir soulager notre excès de travail par la mise en compétition des acteurs de la 1re ligne. En situation de pénurie médicale, une meilleure utilisation des ressources disponibles s’impose. Meilleure utilisation en 1re ligne, moins mauvaise utilisation en 2e ligne, collaboration plus harmonieuse entre prestataires de 1re ligne.

En effet, si on peut définir sans trop de difficulté le travail d’un spécialiste qui passe une bonne partie de son temps à réaliser des actes techniques planifiés, il est bien plus ardu de décrire la tâche des soignants de première ligne qui accueillent le tout-venant. Définir le travail du généraliste comme pratiquant une série d’examens et de traitements, aussi divers et variés soient-ils, confine vite à l’absurde. Bien sûr, il y en a qui réalisent des avortements, des assistances opératoires, des suivis de toxicomanie ou qui posent des stérilets mais où s’arrêter dans la synthèse de l’activité des généralistes, une synthèse qui prend rapidement l’aspect d’un catalogue à la Prévert impossible à clôturer car leur travail est de recevoir n’importe quelle plainte, y compris les plus incongrues. En ce sens, on peut dire que c’est le patient qui définit le travail du généraliste ! Il n’est pas rare que, au milieu de plaintes d’allure délirante, nous détections une problématique bien réelle, ou que des formulations inadéquates ou exotiques nous entraînent un certain temps sur des fausses pistes, mal au cœur pour nausées, mal au pied pour exprimer la fatigue de cet homme de 64 ans épuisé de monter des sacs de 25 kg en haut d’une échelle à longueur de journées. Le mal au ventre chez une adolescente peut cacher un abus sexuel.

La distinction à priori de ce qui relève ou pas du médecin généraliste est également périlleuse : notre force est de connaître un patient avec des plaintes banales pour mieux repérer le problème sérieux quand il survient. Le patient qui dit « c’est le stress docteur » a peut-être une maladie somatique et celui qui accumule force des plaintes physiques peut cacher une profonde détresse intérieure. Exemple classique du côlon irritable où les praticiens sont amenés à faire et à refaire des examens complémentaires. Et, plus benoîtement, reconnaissons que des cas “simples” parmi les cas complexes nous permettent aussi de souffler un moment …

Harmonie, mon beau rêve

En situation de pénurie médicale, une meilleure utilisation des ressources disponibles s’impose. Meilleure utilisation en première ligne (problématique du tri par exemple), moins mauvaise utilisation en seconde ligne (en finir avec les endocrinologues qui soignent un diabète de type II non compliqué, ou les cardiologues qui traitent une HTA banale), collaboration plus harmonieuse entre prestataires de première ligne. Il est évident qu’une collaboration plus poussée avec des psychologues serait bienvenue, mais pas une concurrence malsaine, de même qu’une collaboration plus étroite avec des infirmières (Mais où les trouver ? Elles sont aussi en pénurie). Que les pharmaciens fassent des vaccins ou des formations asthme BPCO, ce n’est pas inenvisageable, mais de grâce en harmonie. Ce n’est pas une bonne idée de vouloir soulager notre excès de travail par la mise en compétition des acteurs de la première ligne. Et surtout, évitons le micmac : actuellement, il devient de plus en plus difficile de savoir qui fait quoi.

Nous avons ainsi dressé le tableau du généraliste : un individu sommé de répondre à toutes les demandes, sans tri, tout le temps et vite, engagé avec la deuxième ligne ou les autres soignants de première ligne dans des collaborations qui peuvent vite tourner à la compétition et exerçant une profession de plus en plus difficile à définir par nos dirigeants parce qu’elle est en fait davantage tributaire des patients que des planificateurs. Alors, vous allez peut-être me croire fou mais, en toute sincérité, je trouve qu’on a vraiment un métier formidable !